Le nouveau visage de la liberté

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La liberté, avant de guider le peuple lors des mouvements sociaux du 19ème siècle avait été la grande affaire des Lumières. Par la suite, les joyeuses libérations du 20ème siècle ont continué de marquer la société européenne, dans les années 60-70. Elles ne sont plus autant à l’œuvre aujourd’hui. Nous vivons tout autre chose…

Par Par Mariette Darrigrand , Sémiologue, auteure de L’atelier du Tripalium (Non, travail ne vient pas de torture !), Éditions Équateurs, mai 2024.

Certes, la liberté nous intéresse toujours, surtout en France, mais elle s’est, comme beaucoup d’autres choses, radicalisée. Nous voulons non seulement vivre loin des contraintes mais aussi et surtout établir nos propres normes. Littéralement, c’est cela, l’autonomie. Le mot est formé sur le grec nomos : la loi au sens de « nomenclature » :
classement du permis et de l’interdit. Boosté par le préfixe auto, il appuie sur notre subjectivité.
L’autonomie, c’est « ma » loi, les règles que « je » me fixe.

Grisante situation ! Dans le monde du travail contemporain, elle séduit de plus en plus, donnant au statut de free-lance un notable développement. Être autonome apparaît comme la possibilité de travailler et de produire en se donnant son propre cadre. 

Une liberté radicale rendue possible par les nouvelles technologies et le télétravail.

Surprise positive de la pandémie COVID : livrés à eux-mêmes, les salariés ont travaillé plutôt trop que pas assez. On les imaginait échappant à l’autorité par la paresse, à l’inverse, ils ont professionnalisé leur intimité : coin-bureau, ordinateur portable passant de la table au lit, de la pièce fermée à l’horizon ouvert sur la nature.

Une question intéressante a alors émergé : et si le travail constituait la reliance, c’est-à-dire l’acte de relier, la plus psychologiquement nécessaire ? Quand la destruction rôde, quand la solitude menace, continuer à collaborer avec des collègues, à brainstormer avec des confrères, à parler avec des clients relèverait-il de la bonne santé mentale ? La réponse est évidente, tant l’homme est un animal social. Et un animal laborans, un « animal » travailleur.

Il est d’ailleurs significatif qu’il nous faille aller chercher le latin labor – passé directement en anglais – pour dire ce travail essentiel à l’Homme. Meilleure manière d’échapper à l’étymologie fausse mais souvent donnée dans les livres de management et qui voudrait que le travail vienne de tripalium, horrible instrument de torture du Moyen Âge. Emile Littré avait déjà réfuté cette filiation. Sur ses traces, il faut reprendre la langue d’oc qui possède encore un trabalh : à l’origine la machine en bois du maréchal-ferrant dans laquelle entrait le cheval de labour dont il fallait réparer le sabot. Image éminemment positive : le travail vient de la matière bois ! Le mot latin est trabes : hautes futaies de la forêt latine, branches élancées vers le ciel. Solides et dynamiques à la fois, elles nous indiquent que le travail charpente la vie.

Cette vision inscrite dans la nature, la philosophe Hannah Arendt l’a mentionnée dans son livre La Condition humaine qui fait du labor prolongé en work et en action, les trois étages de l’agir humain. Pour les Anciens, avec son premier travail, son labor dans les champs, l’Homme « glisse » vers la terre comme la lune « glisse » entre les nuages ou la barque entre les eaux. Sans effort, dans un collaboratif parfait entre les éléments. Notons qu’il s’agit là d’harmonie plus que d’autonomie.

Pour les Grecs, cette belle dynamique se disait Ergon, mot qui donnera « énergie ». Énergie cosmologique, énergie personnelle, nous ne sommes jamais vraiment seuls lorsque nous travaillons. Comme les moteurs électriques qui rendent les voitures autonomes, notre propre autonomie de travail peut donc se relancer si la tâche que nous sommes en train d’accomplir est porteuse de plaisir partagé, si la solidarité des forces est à l’œuvre. Il n’y a pas d’autonomie sans assistance au sens premier : entourage, équipe, communauté.

Une condition est nécessaire à cette complémentarité de l’individu et du système : l’auto-régulation. Le nomos doit se singulariser avant de devenir pluriel. L’autonomie de chacun ne va pas sans l’autodiscipline de tous. En ce sens, elle est le contraire de l’anarchie et repose sur une minutieuse organisation des tâches. Un enjeu de civilisation est là, sur la table. Comme l’ont montré les historiens qui ont travaillé sur le passage du Moyen Âge à la Renaissance, l’Europe a déjà connu ce « processus de civilisation » à travers toutes sortes de contraintes organisationnelles et éducatives. L’autonomie commence dès l’école maternelle et nourrit d’ailleurs le plus beau compliment sur leur enfant que l’on peut faire à des parents. Être autonome dans son travail est la preuve que l’on a su grandir.

Dans le monde de la longévité qui ouvre les années 2025, cette vision a de beaux jours devant elle. L’on peut grandir tout au long de la vie si l’on est porté par le désir de ne pas dépendre des autres tout en étant relié à eux. Peut-être allons-nous voir fleurir des coachings, des mentorats pour apprendre au fil du temps à rester autonomes. Autonomes ensemble. Autonomes de différentes façons selon les âges et les statuts. L’autonomie à venir sera hybridée ou ne sera pas. Fondée sur l’invention et la découverte.

Stimulante perspective qui nous rappelle un dernier fait de langage : Travel en anglais est un emprunt au français « travail ». Décidément, l’autonomie est un voyage.l