Le Grand Entretien : Jean-Dominique Senard, Président du Conseil d’administration de Renault Group

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Qui d’autre que Jean-Dominique Senard pouvait inaugurer, voire parrainer ce numéro dédié à la responsabilité des entreprises ?Les nouveaux rapports au travail, la redéfinition de l’engagement des salariés, la place grandissante de la RSE, les clés d’un management éthique articulé autour du sens, de la confiance, de la reconnaissance et du respect mutuel : le président du conseil d’administration de Renault Group, père de la loi Pacte de 2019, en a fait une cause presque personnelle depuis son emblématique passage chez Michelin (2012-2019) jusqu’à sa récente participation aux Assises du travail. Rencontre avec un capitaine d’industrie – défenseur d’une entreprise responsable, d’une économie morale et d’un management authentique – qui a su conserver la simplicité de l’artisan dans son souci de donner « du sens à son ouvrage ».

Par Anne-Cécile Huprelle et Dominique Bellos

Le rapport à l’entreprise évolue comme jamais. Les collaborateurs attendent des organisations qu’elles prennent un engagement profond. Que peut-on dire d’un tel tournant sociologique ?

Il y a eu des tournants sociologiques très marquants ces dernières décennies, comme l’évolution du rôle des femmes dans la société, la contestation de la notion d’autorité, ou encore la diversification des modèles de la famille. La vision de l’entreprise et le rapport à l’entreprise ont également beaucoup évolué depuis quelques années, et la période de crise sanitaire – pendant laquelle le télétravail s’est généralisé dans un grand nombre de secteurs – a encore accéléré la tendance. Le rapport à l’entreprise peut se résumer en quelques chiffres préoccupants qui ont nourri les réflexions des récentes Assises du travail auxquelles j’ai participé en tant que cogarant, avec Sophie Thiéry, présidente de la commission « travail et emploi » du Conseil économique social et environnemental (Cese). Seuls 21 % des salariés pensent aujourd’hui que le travail est très important dans leur vie. Ils étaient 60 % à le penser en 1990. Avec cinq points de plus qu’en 2006, 54 % des répondants pensent que le travail est une contrainte plus qu’un épanouissement. Et, conséquence sans doute des chiffres précédents, près de la moitié (45 %) des salariés considèrent que la rémunération est le critère le plus important, alors qu’ils n’étaient qu’un tiers en 1993. Face à ce détachement significatif, l’entreprise doit se réinventer pour répondre aux attentes exprimées par les salariés : conditions de travail, rémunération, qualité de vie. Certaines de ces attentes sont liées au besoin de sens, qui ne peut être satisfait qu’à travers un engagement authentique des entreprises et une cohérence éthique des organisations. Par ailleurs, il y a, de la part des salariés, une aspiration à plus de participation, d’autonomie et de reconnaissance. Pour répondre à toutes ces attentes, la notion de responsabilité est centrale. C’est un socle à un double niveau : celui du salarié et celui de l’entreprise. La responsabilité du salarié, c’est la réponse au besoin d’autonomie et de participation à un défi individuel et collectif. Il est en effet difficile de s’épanouir sans responsabilité, et tout l’enjeu du management est de susciter l’envie de responsabilité et de libérer l’initiative. Comme le disait Antoine de Saint-Exupéry : « Nul ne peut se sentir, à la fois, responsable et désespéré. » La responsabilité de l’entreprise fonde le concept de capitalisme responsable à travers l’idée que l’entreprise a une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de ses parties prenantes : pas seulement vis-à-vis de ses clients ou de ses actionnaires, mais vis-à-vis de la société tout entière et vis-à-vis de la planète.

 

En quoi, selon vous, les managers détiennent-ils la clé du bien-être des collaborateurs, ainsi que celle de la performance des entreprises ?

Les managers ont un rôle considérable, a fortiori dans un contexte marqué par l’émergence de nouveaux modèles économiques et de formes d’emploi qui déstructurent parfois les droits, interrogent les entreprises traditionnelles et questionnent la protection sociale. Lors des Assises du travail, nous avons fait un arrêt sur image pour essayer de désigner les travailleurs du XXIe siècle. Les formes foisonnent – employés, salariés, travailleurs des plateformes, actifs, indépendants, autoentrepreneurs… – tandis que le télétravail et les rythmes se généralisent dans certains secteurs. Au cœur de ces bouleversements, un impératif s’impose : celui de reconsidérer le travail. Reconsidérer, c’est observer de nouveau avec attention, c’est prendre en compte sous un nouvel angle, c’est respecter et avoir de l’estime pour quelque chose. Et c’est là que le rôle du manager est crucial. C’est lui qui a dans les mains les clés de la révolution managériale que j’appelle de mes vœux. Les maîtres mots de la révolution managériale sont le management par la confiance, l’autonomie – inscrite dans une orientation stratégique et opérationnelle claire –, la reconnaissance de chacune et chacun, la responsabilisation – qui repose sur le pouvoir d’agir mais aussi sur la sanction positive ou négative liée à l’évaluation de ces actions. Ces deux dernières dimensions vont de pair et doivent s’équilibrer : pouvoir agir sans rendre de comptes conduit à toutes les dérives – y compris autoritaires –, mais rendre des comptes sans véritable capacité d’action est le plus court chemin vers la frustration et la démotivation.

 

Pas de « révolution managériale » sans formation ?

La généralisation des formations est la clé, avec le concours et l’alliance des pouvoirs publics et des acteurs privés. Le public doit jouer son rôle de fédérateur de ce type de formation. Si nous établissions une journée annuelle consacrée au travail, avec des conférences, des ateliers, bref, une vraie attention sur ces sujets, cela accélérerait l’histoire.

 

Vous faites bien la différence entre entreprise « responsabilisante » et entreprise « libérée »…

Il y a quelques années, nous avons observé le foisonnement d’une littérature axée sur l’entreprise libérée, avec des réflexions autour de la déconstruction même de l’entreprise. J’ai toujours veillé à bien faire la distinction. L’entreprise responsabilisante est un contre-pied, une réaction au capitalisme anglo-saxon qui a façonné pendant une trentaine d’année l’entreprise à partir des années 70, en faisant trop souvent de l’humain la variable d’ajustement. C’est pour cela que la dimension européenne de l’entreprise me semble déterminante, car je crois que la culture européenne, et bien sûr française, porte les graines fertiles de l’entreprise responsable, laquelle repose sur les valeurs de l’économie sociale de marché. Et ce ne sont pas que des mots : cette dernière priorise la dimension humaine que le capitalisme anglo-saxon rejette à la périphérie. L’entreprise est une institution politique au cœur de la cité, au cœur des évolutions sociales et économiques de notre continent.

 

Comment comprendre ce besoin de sens ?  La crise de sens ne résiderait-elle dans le fait que l’entreprise décrète une raison d’être, une mission et un management vertueux sans véritablement les mettre en œuvre ?

Je comprends ce besoin de sens dans la mesure où il est tout simplement inscrit au plus profond de la nature humaine. Sans doute nos sociétés matérialistes contemporaines nous ont-elles fait oublier un peu vite que les notions de bonheur et d’épanouissement sont beaucoup plus liées à l’idée d’accomplissement individuel et collectif qu’aux conditions de vie matérielles – que l’on ne doit pas négliger, bien sûr. À mes yeux, la crise de sens est due à deux facteurs. D’une part, les institutions traditionnelles qui structuraient la société (famille, Église, école, armée, partis politiques) se sont affaiblies, les grands systèmes de pensée sont remis en question, nous vivons dans un relativisme et une tentation de « déconstruction » qui remettent en cause les grandes idées consensuelles d’hier. D’autre part, notre époque est marquée par l’angoisse écologique, par le sentiment que la Terre des générations à venir ne sera plus vivable. Rappelons qu’une partie des jeunes générations ne souhaite plus avoir d’enfants, ce qui est sans doute un précédent anthropologique majeur. Dans ce contexte, l’entreprise a une responsabilité historique : elle est devenue l’un des rares lieux où peuvent s’écrire de belles aventures individuelles et collectives, où l’on peut inventer ce vivre-ensemble devenu si rare dans notre France « archipélisée », marquée par des antagonismes avivés par les réseaux sociaux. C’est l’entreprise qui a l’expertise, les moyens humains et financiers, et la capacité d’innovation pour apporter des solutions face aux immenses défis de notre temps. L’entreprise n’a pas le droit de décevoir et de passer à côté de sa mission au service de l’intérêt général et du bien commun. Il existe bien sûr des entreprises qui instrumentalisent la raison d’être et la RSE, ce qui entretient un discours de méfiance, pour ne pas dire de suspicion. Mais sans être naïf, j’ai le sentiment que la force de la raison d’être s’est maintenant imposée, et que la très grande majorité des entreprises fait preuve de beaucoup de créativité et d’engagement pour la nourrir par des actes et des preuves au quotidien. Les évolutions sont toujours trop lentes, mais la dynamique est engagée.

 

La RSE n’est pas seulement une bonne intention présente, elle doit s’inscrire dans la prospective. Pour Renault, le passage au 100 % électrique est pratiquement acté pour 2035. Or l’électrique demande moins de main-d’œuvre. Le coût social des transformations à venir est une préoccupation. En quoi la RSE et la raison d’être peuvent-elles être des outils voire des clés pour y répondre ? Comment la RSE s’articule-t-elle avec les impératifs de compétitivité et de profit ?

Plus les défis sont importants – et Dieu sait qu’ils le sont pour Renault Group à travers notamment la transition très rapide vers l’électrique –, plus une entreprise doit donner du sens à son action. C’est précisément le rôle de la raison d’être, qui repose à la fois sur les racines de l’entreprise, son ADN, sa culture profonde, et qui définit ce que j’aime nommer son « étoile polaire », c’est-à-dire un horizon partagé qui fédère les énergies. La RSE découle de la raison d’être de l’entreprise. La RSE, c’est finalement la stratégie de l’entreprise, qui consiste à allouer les ressources, les talents, les actifs et les investissements pour créer un avantage compétitif durable. Or aucun avantage compétitif ne saurait être durable s’il ne s’inscrit pas dans une perspective de responsabilité sociale, sociétale et environnementale. Il est sans doute possible d’obtenir de la performance économique à court terme en sacrifiant la performance sociale et la performance environnementale. Mais cette approche n’est pas tenable à moyen terme ni à long terme : l’entreprise, tôt ou tard, est rattrapée par les dégâts sociaux et environnementaux qu’elle provoque. Et la pression des parties prenantes se fait chaque jour plus forte. Vous évoquiez le passage à l’électrique. C’est en effet l’un des défis de l’automobile, même si ce n’est pas le seul ! Pour réussir la transition vers l’électrique, on ne peut s’inscrire que dans la vision à long terme d’une « transition juste », qui rende compatible cette triple performance économique, sociale et environnementale. Il est vrai que la transition vers l’électrique menace certains emplois. Quel est l’avenir d’un ingénieur ou d’un technicien spécialisé dans le moteur thermique ? C’est justement cette question que nous avons anticipée en créant notre propre université, qui va former aux nouvelles compétences exigées par la mobilité de demain, en matière de batteries, mais aussi de logiciels, de data, ou d’économie circulaire. La raison d’être et la RSE sont deux catalyseurs extrêmement puissants qui nous permettent d’inscrire la transition électrique dans une vision globale et de long terme.

 

Fait-on porter de trop grandes responsabilités à l’entreprise et court-elle à sa perte si elle n’affiche pas sa « stratégie » humaine et environnementale ?

L’entreprise a rendez-vous avec l’Histoire. Et elle doit être à la hauteur ! Comme je l’évoquais précédemment, jamais elle n’a été autant attendue. Ainsi, je ne crois pas qu’on lui fasse porter trop de responsabilités. Les défis de notre temps auxquels elle doit apporter des réponses sont d’une ampleur sans précédent. Je ne peux que me réjouir de ce que le modèle qui avait été théorisé par Milton Friedman, selon lequel l’entreprise n’a de responsabilité qu’envers ses actionnaires, soit sinon dépassé, du moins largement remis en question.

 

Comment peut-on surveiller rigoureusement l’investissement responsable, éviter le greenwashing et que les activités de mécénat, les fondations, les investissements responsables, etc. soient « l’arbre qui cache la forêt » ?

Face à la tentative d’instrumentalisation des actions de responsabilités sociales, il y a aujourd’hui beaucoup d’antidotes. D’une part, nous vivons dans une société très transparente – avec tous ses travers d’ailleurs – dans laquelle tout se sait. D’autre part, il existe de très nombreux contre-pouvoirs – associations, ONG, journalistes, lanceurs d’alerte, influenceurs – qui scrutent régulièrement ce que font les entreprises et dénoncent volontiers les écarts entre les discours et les preuves. Il est de moins en moins évident de tricher : les actions de RSE doivent être de plus en plus étayées par des indicateurs, et les déclarations d’intention sont de moins en moins suffisantes. Bien sûr, la sincérité et l’authenticité ne sont pas également réparties, mais l’arbre a de plus en plus de mal à cacher la forêt. L’invitation à s’inscrire dans un mouvement de responsabilité me paraît plus que pressante et répond à une attente forte de toutes les parties prenantes. Et, pour les entreprises, cela crée un surcroît de valeur très précieux dans un monde hyper-concurrentiel : ce qui se traduit dans la valeur des produits et des services de l’entreprise, mais aussi dans l’attractivité de sa marque employeur. Également de plus en plus à travers l’accès facilité à des financements – sous l’influence de la finance durable. Et toutes les entreprises sont concernées.

 

Des secteurs sont-ils incompatibles avec l’idée de RSE ?

Exclure un secteur en le jugeant incompatible avec l’idée de RSE serait un non-sens ! Nous avons besoin que toutes les entreprises progressent. Imaginons que l’on juge certains secteurs incompatibles. Au nom de quoi le ferait-on ? Que faudrait-il faire ? Les interdire ? Si l’on se conforme au fondement de l’approche de la RSE, qui repose sur la vision de toutes les parties prenantes, peut-on ostraciser les employés de ces sociétés, leurs fournisseurs ? Aucun secteur n’est incompatible avec la RSE, mais il est clair que certains secteurs doivent aujourd’hui redoubler d’efforts dans l’application d’une démarche RSE.

 

Vous êtes le chantre du capitalisme responsable qui s’inscrit dans le long terme. Cela vous a-t-il donné une responsabilité supplémentaire quand vous avez pris la tête de Renault ? Et selon vous, demain, à quoi les organisations cotées les plus exemplaires ressembleront-elles ?

Pour avoir beaucoup réfléchi toute au long de mon expérience de dirigeant aux questions de responsabilité dans l’entreprise, la moindre des cohérences est de m’en appliquer à moi-même l’impératif ! Lorsque j’ai pris la tête de Renault, j’ai senti le poids assez écrasant de cette responsabilité face aux immenses défis de l’entreprise qui traversait, il y a quatre ans, une crise inédite dans son histoire – tant d’ailleurs au niveau de l’entreprise qu’au niveau de l’Alliance avec Nissan et Mitsubishi. Et c’est justement le besoin de tracer des perspectives inscrites dans le long terme qui a permis à l’entreprise, en s’appuyant sur la définition de sa raison d’être, de sortir de l’impasse et de rebondir formidablement. Il y a encore du chemin à parcourir pour qu’elle devienne une organisation complètement exemplaire, c’est-à-dire capable de réaliser un équilibre parfait entre les trois côtés du triangle d’or : la performance économique, sociale et environnementale, dans l’inscription du temps long.

 

On parle de l’entreprise à mission et du « PDG à mission » : entendez-vous votre fonction ainsi ?

Il me semble que je peux entendre ainsi ma fonction. Mais je dirais plus largement qu’elle devrait correspondre à tous les dirigeants de bonne volonté. Car face à l’ampleur des défis de notre monde, nous n’avons plus le choix ! Et j’espère que la génération des futurs dirigeants ne se posera même plus la question.

 

Vous vous vivez comme un passeur, d’une conception de l’entreprise à une autre. À quel moment aurez-vous le sentiment d’avoir accompli votre mission ?

Avec Nicole Notat, nous avons parrainé le Projet sens, une initiative lancée par Jean-Baptiste Barfety, rassemblant une dizaine de grands DRH d’entreprises françaises décidées à s’engager autour de 10 initiatives concrètes pour redonner du sens au travail. Je suis très optimiste, car c’est là la preuve que la relève est assurée ! Les DRH rassemblés par cette initiative me l’ont dit : « On ne peut plus tenir ainsi, il faut passer à l’étape suivante. » Le fait d’être ensemble autour de ce projet les renforce et me conforte dans mes convictions. Les choses avancent dans le bon sens. Mais à vrai dire, je me sentirai totalement décontracté par rapport à ces sujets le jour où nous n’aurons plus besoin d’en parler, où entreprise et responsabilité ne feront plus qu’un. λ