Le Grand Entretien : Christopher Guérin, CEO Nexans

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Acteur majeur et historique de l’industrie des câbles, coté en Bourse, Nexans retrouve ses origines en recentrant ses activités sur l’électrification. Des résultats en hausse n’excluent pas une politique sociale forte et un souci environnemental ambitieux. Bien au contraire. Selon Christopher Guérin, CEO du groupe, performances, QVT et RSE unifiées sont les conditions d’une transformation gagnante de l’entreprise. Avec, au coeur de ce système d’exploitation, un management qui se veut visionnaire et inspirant. Rencontre.

Par Anne-Cécile Huprelle , Rédactrice en Chef de "People at Work"

Au sein de vos communications corporate, le concept d’« humain » apparaît en tant que valeur capitale de Nexans. Souvent convenu, le terme ne l’est pas chez vous. Pouvez-vous nous en expliquer la raison ?

En 2018, j’ai récupéré une société que je jugeais désincarnée. Je trouve que le monde de l’entreprise est dans l’obsession de la mesure. Seulement, derrière les indicateurs, il y a des
personnes. Il y a longtemps que je réfléchis au modèle social. Déjà, entre 2014 et 2018, lorsque j’étais patron de Nexans Europe, cette dimension m’était chère. Par exemple, nous
avions interviewé la génération Y [dont les membres, les millennials, sont nés entre 1980 et 1995, NDLR] de toute la zone. Les retours des répondants se concentraient sur ceci : « Si nous travaillons au sein d’un groupe industriel, c’est qu’on le veut. » En effet, si ces jeunes avaient voulu intégrer une start-up avec une vision court-termiste, une logique de croissance rapide, ils n’auraient pas choisi Nexans. Dans une boîte industrielle, les collaborateurs veulent savoir d’où ils viennent, connaître les racines de l’entreprise, ses symboles. Ainsi que la vision à dix ans et la contribution de l’entreprise à la réduction de l’empreinte carbone.

Votre politique QVT vous a valu le prix du meilleur espoir du management en 2016. En quoi faites-vous la différence ?
Une entreprise possède une feuille de route, mais un opérateur qui travaille dans une usine, lui, ce qu’il veut connaître, c’est l’avenir de son site propre, il n’est pas forcément focalisé
chaque jour sur la vision de sa société. Nous avons incité nos managers à travailler sur la relation entre vision, feuille de route et clients en local. Nous avons observé une vingtaine de
patrons en Europe, et scruté les taux d’absentéisme dans leurs usines. Résultat : là où il y avait un taux d’absentéisme très faible et un engagement fort, l’humain était au centre
des préoccupations du management. Inversement, lorsque les KPI [indicateur clé de performance] étaient au centre des préoccupations des managers, l’absentéisme était
plus important. Les premiers avaient mis la sécurité comme préoccupation principale, ils avaient créé des « forums employés ». Et surtout, ils multipliaient le dialogue social avec
les syndicats. À l’issue de ces consultations, des équipes supports ont été envoyées dans les usines pour lister tous les points considérés comme « irritants » : problématiques
de sécurité, vestiaires aux normes ou non, entente entre départements… Nous avons relevé 6 000 irritants dans 20 usines, et avons monté des collectifs pour les régler. Ce qui fut fait en moins d’un an. Mais il nous est également arrivé de voir des managers d’usine complètement désincarnés, appliquant un management militaire… Ils tenaient le record du taux d’absentéisme, le record de la non-performance. Nous avons commencé à comprendre qu’il y avait une méthode, une manière d’être du management qui réussit versus celle qui est en échec. Nous avons décrit le phénomène à travers une méthode unique qui fait ce que Nexans est aujourd’hui.

Vous avez voulu montrer que les partenaires sociaux n’avaient pas le monopole du social…

Nous avons réellement travaillé le sujet. En 2019, nous avons créé un film retraçant l’histoire de Nexans depuis 1879. Nous sommes nés avec les pionniers de l’électrique,
Edison, Tesla, Westinghouse, qui avaient besoin de câbles pour conduire l’électricité. Jusqu’en 1990, Nexans était le groupe spécialiste de l’électrification. Et, à partir des années
2000-2010, on s’en est éloignés pour entrer dans une logique de conglomérat en touchant d’autres secteurs, comme l’automobile, les télécoms… L’histoire du groupe rappelée,
il était important que chaque collaborateur évoque son histoire propre. Nous avons donc demandé à chaque usine de retrouver son empreinte historique, localement. Les Canadiens,
par exemple, ont mis la main sur des photos des années 1930, 1940 ou 1950. Même chose en Australie ou en Amérique du Sud. Nous avons fait venir des retraités qui ont exprimé, avec leurs mots, l’histoire du groupe. Nous sommes partis de là pour bâtir notre raison d’être : Electrify the Future. C’est le pont entre notre passé, auprès des précurseurs,
et notre futur, qui est toujours d’électrifier le monde mais de manière plus durable. Nous nous sommes dit : « Il faut absolument que nous allions chercher cela dans
nos gènes. » C’est un processus bottom up, sans consultant ni support externe.

Comment cette raison d’être s’incarne-t-elle ?
Aujourd’hui, l’électrification, c’est 70 % du chiffre d’affaires de Nexans. On est au début d’une ère nouvelle, un changement d’ampleur, tel que celui que nous avions connu
entre 1950 et 1970. À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le monde a créé la génération d’électricité, qui est toujours effective. En France, c’était à partir du nucléaire, mais dans
les autres pays du monde c’était essentiellement grâce au pétrole. C’est pour cela qu’aujourd’hui la génération d’électricité est encore dépendante à 70 % du pétrole. De nos jours, nous vivons dans le basculement entre énergies fossiles et énergies renouvelables. Nous sommes en train de connecter des éoliennes en mer, des fermes solaires, du nucléaire partout dans le monde. Nous avons posé un câble sous-marin de 700 km de longueur entre l’Allemagne et la Norvège. Les réseaux électriques vieux de plus de cinquante ans doivent être renouvelés, comme les câbles souterrains au niveau des lignes de métro. Enfin, il y a l’électrification des usages, comme le fait de passer au chauffage électrique. L’électrification du quotidien est la voie la plus rapide vers la décarbonation du monde. Contrairement à d’autres entreprises qui essaient de se raccrocher au vert d’une manière ou d’une autre, nous, nous connectons l’énergie verte, c’est notre quotidien.

Vous parlez beaucoup de vision, d’inspiration qui doivent venir « d’en haut ». Le rôle du leadership est essentiel…
Notre principal concurrent est italien, il fait deux fois notre taille. Le leadership par le volume, on peut donc l’oublier. Nous, nous allons chercher le leadership par la vision,
l’inspiration et l’innovation, par la valeur. Avant, nous étions dans l’ère de la productivité : plus de tonnes, plus de produits… Maintenant que nous avons une boucle ESG [critères
environnementaux, sociaux et de gouverance] et un prisme environnemental très forts, nous devons passer d’une vision d’action à une vision d’inspiration. L’idée est de mettre en
valeur la singularité de Nexans. Nous émanons d’Alcatel, qui a disparu mais qui avait de bons côtés, avec une myriade de PME. La centralisation à la parisienne, on essaie de la casser
pour donner plus de pouvoir aux régions, car c’est là que ça se passe : dans nos 70 usines implantées dans 40 pays. Il faut que nous arrivions à travailler cet amas de cultures locales
dans un sens collectif. Avant, un salarié, c’était « Nexans pour la vie ». Aujourd’hui, c’est « un bout de vie avec Nexans ». La gestion pyramidale ne fonctionnera pas si notre culture
est au point mort. Elle ne se décrète pas, elle se vit. Et, souvent, une culture d’entreprise est bloquée par une structure et un modèle social qui restent archaïques.

La démarche sociale du groupe fait partie intégrante de la politique RSE. Peut-on faire autrement que d’associer de ces notions aujourd’hui ?
Ces deux dernières années, j’ai contacté beaucoup de CEO à travers l’Europe pour comprendre comment ils traitaient l’environnement et le social au quotidien. Moi, ce que je
vois, c’est que nous sommes une société cotée, en roadshow financier permanent. Nous rencontrons nos investisseurs pour expliquer nos résultats. Quand nous les voyons, les questions sont toujours les mêmes et essentiellement financières. De temps en temps, arrivent les thèmes de l’ESG (critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance), de la RSE, de l’environnement et du social. Mais, de manière générale, je vois très peu de questions qui allient les deux notions comme un tout. Depuis 2018, Nexans s’interdit de donner un objectif de croissance organique. Les questions que l’on me pose en roadshow sont issues du paradigme d’avant : la croissance à tout prix. Donc je me bats au quotidien
pour expliquer que ce n’est pas notre but. Nous serons au rendez-vous de la profitabilité – nous sommes obligés de l’être –, mais avec ma méthode. Une méthode qui relie l’économique, l’environnement et l’engagement (que j’appelle l’E3). En passant du temps sur les données, j’ai ressorti une équation formidable : nos activités qui sont profitables depuis longtemps ne sont pas uniquement positives sur ce seul aspect. Elles le sont également sur l’environnement et l’engagement. A contrario, les activités en difficulté ne sont pas uniquement mauvaises d’un point de financier, mais sont des passoires énergétiques, ont un taux d’engagement faible, et les taux de diversité parmi les plus bas du groupe. J’avais l’équation en main.

Globalement, qu’est-ce que cela dit ?

Quand on veut travailler le social, l’environnement et l’économique, ce n’est pas une question d’investissement, c’est une question de management. Il y a un reset total du système d’exploitation de l’entreprise qui est à revoir, notamment sur l’angle managérial. Nous sommes en train d’éduquer et de former nos managers à ce nouveau paradigme : s’ils veulent être en position d’être manager chez Nexans, il faut absolument travailler sur l’axe des trois piliers que sont l’économie, l’environnement et l’engagement. Désormais, ils sont incités à développer ces piliers.

Cela soulage vos investisseurs si vous laissez cette responsabilité à vos managers ?
Pas tellement, cela indique surtout une voie à suivre. La volonté d’une personne de prendre un poste à responsabilité s’est fortement effritée. Avant, l’intérêt du salaire et du pouvoir
faisait toute la différence. Maintenant, quand vous voyez la complexité, le monde qui est en « permacrise » (manière de relativiser la crise) et tous les indicateurs qu’on vous
demande de piloter, à un moment donné il n’y a plus de contre-balancier. Nous avons quelques discussions avec des professeurs d’écoles de commerce. Nous leur disons : « Vous avez plein de livres sur la finance, l’environnement, le social, mais je vous mets au défi de me trouver une publication résumant les trois. » Il n’y en a pas, ni de formation d’ailleurs,
qui aligne les trois sujets sur la même dimension. Et pourtant, c’est comme cela que l’on doit piloter une entreprise aujourd’hui. Si de tels cursus existaient, je n’aurais aucun
problème à envoyer mes managers en formation continue. C’est pour cela que nous sommes en train de bâtir nos propres formations.

Est-ce plus difficile aujourd’hui de piloter une entreprise industrielle ?
Les crises – la permacrise – génèrent des difficultés, mais ce sont également des opportunités pour repenser les systèmes d’exploitation des entreprises. Les mondes éducatif, corporate et politique ne sont pas prêts à travailler avec ce qui arrive. Quand je vous dis que tout cela est le modèle de l’entreprise de demain et qu’il faut qu’on le simplifie, c’est vrai.

Si argent et pouvoir ne sont plus les moteurs des CEO : quels sont les vôtres ?

Création, disruption, modèles qui n’existent pas encore. Je suis un passionné de la transformation d’entreprise. Vous voyez, Nexans, quand on l’a repris en 2018, le cours de l’action était à 22 euros. Aujourd’hui, nous sommes à 95 euros. Nous avons multiplié
par quatre la valeur de l’entreprise et nous ne l’avons pas fait au détriment de l’engagement salarié ni de l’environnement. Au contraire, nous nous sommes améliorés sur
les trois paradigmes. Et nous allons accélérer, car nous avons des équipes formidables et un potentiel immense.