Le Grand Entretien 2/2 : Jean-Dominique Senard

14 min de lecture

Si nous avons souhaité poursuivre notre discussion, à la suite de notre entretien du numéro 9 de People at Work, c’est parce que tout n’était pas dit… Mieux : beaucoup restait à dire. Et particulièrement sur le sujet de la responsabilité, si chère au père de la Raison d’Être en Entreprise. Des paroles aux actes, du concept philosophique à l’approche managériale, ce dernier va plus loin en parlant de responsabilisation collective et individuelle. Explications.

Par Anne-Cécile Huprelle , Rédactrice en Chef "People at Work"

La responsabilité, du latin respondere, sous-entend l’obligation pour une personne ou pour un groupe de répondre de ses actes, d’en reconnaître être l’auteur et donc de les assumer… Pourquoi ce concept vous tient-il tant à coeur ? Comment peut-on le définir, aujourd’hui, à l’aube de 2024 ?

Ce concept me tient à coeur car il appartient à une espèce menacée, pour ne pas dire en voie de disparition ! Nos sociétés occidentales démocratiques souffrent en effet d’un terrible déficit de responsabilité. Et il est donc urgent de réhabiliter la responsabilité, de lui redonner de la force, car elle a un effet de levier positif considérable chaque fois qu’elle est appliquée dans les organisations humaines. Mais hélas bien trop rarement ! Nous pourrions échanger longuement sur les causes de ce déficit de responsabilité ; elles sont sans doute liées à une variété de facteurs: sur le plan idéologique, la pensée dominante défend l’idée que c’est la société, en tant que structure, qui est responsable plutôt que l’individu ; sur le plan institutionnel, différentes instances technocratiques – autorités administratives, agences… – ont gagné du pouvoir, retirant aux acteurs politiques une partie de leurs responsabilités ; sur le plan juridique : les normes, les règlements se sont multipliés, qui corsètent la responsabilité ; et tout cela, dans un pays marqué par une très forte centralisation inscrite dans la victoire de la conception jacobine face à la conception girondine… Le chantier de décentralisation est encore devant nous ! En synthèse, nous vivons dans un monde où il est de plus en plus facile de se dédouaner de ses responsabilités – c’est la faute de la société, c’est la faute du règlement, c’est la faute de l’organisation ! Mais ce monde est un piège, car il n’a plus de sens, et l’être humain a viscéralement besoin de sens.

Kant considère que la morale dépend de la raison et de sa capacité à élever l’action à une dimension universelle. Où avez-vous observé un manque cruel de responsabilité ? État, entreprise, société, collectivité ? Quelles en sont les conséquences ?

Ce manque cruel de responsabilité, on le retrouve partout : au niveau européen, avec le poids de la technostructure, qui agit trop souvent sans se soucier de l’impact de ses actions au niveau de l’État, avec l’influence croissante des agences et autorités administratives indépendantes (de type HATPV) ; au niveau des collectivités territoriales, caractérisées par l’enchevêtrement des missions du millefeuille territorial et les financements croisés (tout le monde participe à tout mais personne n’est responsable !) ; au niveau de l’entreprise, où les équipes sont souvent déresponsabilisées par les organisations hyper-matricielles et la dénaturation du reporting utilisé comme un alibi de l’inaction. Le point commun de cette situation, c’est que nous souffrons de beaucoup trop de verticalité ! Cette verticalité inefficace et déresponsabilisante doit être remplacée par l’autonomie intelligente et la subsidiarité. Mais ne soyons pas naïfs : la responsabilisation ne se décrète pas. Ce n’est pas un mot magique au pouvoir performatif. Il ne s’agit pas d’invoquer la responsabilisation pour l’obtenir sans résistance et sans échec. Derrière la responsabilisation, il y a une immense exigence de performance et de transparence. Le processus de responsabilisation prend du temps, et, parfois, la nature humaine y résiste – par confort, par habitude, par inertie, par incapacité, par refus, ou par manque de courage ! C’est pourquoi la responsabilisation est à mes yeux une véritable cause nationale et une vision pour le pays.

 

On dit que les sociétés tendent à l’individualisme et pourtant, la génération Z (moins de 25 ans) trouve dans le collectif des raisons d’agir pour un bien commun… Les jeunes ont-ils saisi la responsabilité que vous appelez de vos voeux ?

Les jeunes générations sont un vrai motif d’espoir… Toutes les études montrent qu’elles sont encore plus que les précédentes en attente de sens ! Or, le sens doit être à la fois collectif et individuel. Le sens collectif est produit par l’horizon commun que l’on partage ; le sens individuel est produit par la contribution de chacune et de chacun à cet horizon ! S’il n’y a ni sens collectif, ni sens individuel, alors la société doit affronter les différents maux qui marquent notre quotidien : l’abstention lors des élections, l’absentéisme et le désengagement dans l’entreprise, l’absence de confiance dans l’avenir etc. Et je crois vraiment qu’aujourd’hui, l’entreprise est un lieu formidable où peuvent se conjuguer le sens collectif et le sens individuel. Les études convergent sur l’idée que les entreprises sont très attendues sur ce terrain, a fortiori par les jeunes ! La dernière étude Ipsos sur les « fractures françaises » montre ainsi que la confiance dans les partis politiques est très faible (18 % des Français leur font confiance). C’est à peine mieux pour la confiance dans les médias (31 %). Même si ce n’est pas encore suffisant, les grandes entreprises inspirent confiance à 41 % des Français, et les PME à 82 %… Et dans le dernier baromètre Elabe, établi avec l’Institut de l’entreprise, 75 % des personnes interrogées estiment que l’entreprise a une place structurante dans leur vie, et 58 % considèrent que ce ne sont pas le gouvernement, les institutions publiques ou les partis politiques qui ont le premier rôle pour faire face aux défis sociaux, sociétaux et environnementaux, mais l’entreprise !

Les entreprises ont donc une formidable carte à jouer !

Mais pour être au rendez-vous, elles doivent répondre aux attentes collectives et individuelles. Dans le rapport « L’Entreprise, objet d’intérêt collectif » réalisé avec Nicole Notat en 2018, nous avons introduit le concept de la « raison d’être », qui a ensuite été repris par la loi Pacte. Cette raison d’être, c’est justement ce qui permet de produire dans l’entreprise du sens collectif. C’est une étoile polaire, un horizon qui stimule, qui donne envie, qui engage… Et je ne peux que me réjouir que cette notion de raison d’être, qui a été accueillie très froidement à l’époque, fasse maintenant partie du paysage des entreprises – comme d’ailleurs la notion d’« entreprise à mission », qui figure également dans le rapport. J’ai pu mesurer personnellement à quel point la raison d’être pouvait être une formidable boussole et un catalyseur, que ce soit chez Saint-Gobain, dont la raison d’être est « Making the world a better home », qui exprime l’ambition d’améliorer la vie de tous en faisant de la planète – notre maison commune – un espace de vie plus juste, plus harmonieux et plus durable ; que ce soit chez Michelin (« Offrir à chacun une meilleure façon d’avancer » – chacun étant à la fois le client et le salarié – dans une exigence de symétrie des attentions), ou encore chez Renault Group (« Nous faisons battre le coeur de l’innovation, pour que la mobilité nous rapproche les uns des autres »), exprimant à la fois la dimension humaine de l’entreprise et l’importance de faire de l’innovation technologique, organisationnelle et managériale le levier de notre transformation, dans une industrie de la mobilité en pleine révolution. La raison d’être est ainsi très puissante, mais elle n’est que l’un des deux piliers. Le sens collectif qu’elle produit doit être complété par du sens individuel. Or, ce sens individuel manque cruellement. Les récentes Assises du travail ont été l’occasion de mettre en perspective le désengagement des salariés et la proportion de plus en plus réduite de Français qui considèrent que le travail est très important dans leur vie (ils sont aujourd’hui 24 %, alors qu’ils étaient 60 % en 1990 !). Le sens individuel n’existe que si chaque salarié comprend la contribution qu’il peut apporter à la stratégie de l’entreprise, qui découle de sa raison d’être. C’est là qu’intervient la notion de responsabilité individuelle : elle passe par une nécessaire révolution managériale et repose sur le management par la confiance et l’autonomie – qui ne signifie pas l’autogestion ! En synthèse, la raison d’être et la responsabilisation sont deux formidables catalyseurs qui permettent de résoudre la tension entre la perception favorable de l’entreprise et défavorable du travail. La raison d’être, c’est donner du sens collectif ; la responsabilisation, c’est donner du sens individuel. Et l’un ne va pas sans l’autre.

Vous faites bien la différence entre responsabilité et responsabilisation. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

La responsabilité, c’est le résultat ; la responsabilisation, c’est le processus qui doit amener à la responsabilité. Et je puis témoigner que le chemin qui y mène n’est ni simple, ni linéaire. Je l’ai particulièrement expérimenté chez Michelin. Dans les années 1995-2005, Michelin était très hiérarchisé. Le chef, appelé « hiérarchique», était la référence unique des agents (c’est-à-dire des ouvriers, dans le langage de l’entreprise !). Dans les années 2000, l’entreprise a essayé de donner plus d’autonomie, mais cette tentative a été étouffée par le mouvement général de complexification des processus (l’organisation matricielle croisant les territoires, les marchés, les clients et les gammes de produit). Quand j’ai pris la direction de l’entreprise, en 2012, nous avons partagé le constat qu’il était devenu impossible d’organiser le bas de l’entreprise depuis le haut. Nous avons tenté une expérience qui devait au départ se cantonner au monde des usines, et qui a été finalement étendue à toute l’entreprise. L’expérience concernait 18 usines sur tous les continents. À l’intérieur de ces usines, 38 « îlots » de fabrication étaient mobilisés. Dans chaque îlot, environ 40 ouvriers volontaires se succédaient en trois-huit sous la responsabilité d’un agent de maîtrise. L’objectif était que chaque îlot s’organise afin que les outils, les méthodes et les routines puissent être utilisés et déployés par les ouvriers le plus directement possible, sans avoir besoin ni de leur hiérarchie ni des services supports. Les ouvriers ont rapidement mesuré qu’ils avaient tout à gagner d’une autonomie accrue ; mais les agents de maîtrise ainsi que le reste de l’encadrement de l’usine et les services qualité, maintenance et organisation industrielle ont dû accepter de changer profondément de mission, de posture, de culture. Il s’agissait de passer d’un rôle d’autorité verticale – commander le matin, superviser l’après-midi, contrôler le soir – à un rôle de développement horizontal – accompagner, soutenir, motiver, développer les talents. L’encadrement a progressivement mesuré, non sans difficultés, résistances et quelques sorties de route, que les avantages retirés de la démarche l’emportaient sur les inconvénients : plus grande motivation et efficacité des équipes, moindre absentéisme, temps utile dégagé pour accompagner les collaborateurs, les former, les faire grandir. Le succès étant au rendez-vous, nous avons décidé d’étendre la démarche à l’ensemble des équipes des usines, puis à toute l’entreprise. Ce processus de responsabilisation a nécessité huit annéess de travail !

Dans un précédent numéro de People at Work, nous avons titré un article « L’ère du “bottom up” » chez Michelin. La vigueur des collectifs de salariés dans l’entreprise y était mise en valeur. Quand je vous entends évoquer cette entreprise qui était complètement verticale, je me dis, que de chemin parcouru !

C’est évidemment une grande satisfaction d’avoir pu contribuer à ce changement culturel de l’entreprise, qui lui a permis de capitaliser sur toutes ses forces d’initiative et de créativité, gage de performance. Parce que le changement a été long, et souvent semé d’embûches, la transformation a été profonde. Et je pense que ces collectifs de salariés sont en effet les « enfants » de cette révolution de la responsabilisation !

Vous considérez donc que, dans l’entreprise, il n’est plus nécessaire d’évoluer dans un système pyramidal mais plutôt dans un écosystème (CA, comex, parties prenantes, salariés, fournisseurs, clients, start-up, collectivités territoriales) ?

L’approche d’écosystème est doublement vertueuse ! D’une part, elle est adaptée à notre monde, où l’agilité et la réactivité sont devenues des qualités indispensables de l’entreprise. Et c’est particulièrement vrai dans l’industrie de la mobilité : une entreprise automobile doit être, aujourd’hui comme hier, capable de concevoir, produire et commercialiser ses véhicules. De plus, elle doit être capable d’intégrer les meilleurs logiciels dans ses véhicules – devenus en quelque sorte des « smartphones sur roue » –, d’inventer les meilleurs services automobiles– par exemple, dans le domaine de la recharge pour les batteries –, d’être une spécialiste de l’économie circulaire… Pour faire tout cela, il faut savoir travailler avec des start-up, des associations, des chercheurs, des académies, des collectivités territoriales, des partenaires, de manière agile et en écosystème. Cette approche permet aussi une meilleure responsabilisation, grâce à une relation plus horizontale entre les entités de l’écosystème et grâce à un principe de spécialisation plus abouti – chacun étant responsable de son objectif ! C’est cette démarche qui nous a guidés lorsque nous avons souhaité que Renault Group soit organisé autour de différentes entités spécialisées : sur l’électrique, sur le thermique, l’hybride et les carburants écologiques, sur les services automobiles ou sur les activités d’économie circulaire, etc.

Cela sous-entend une sorte de perte de contrôle et donc, la nécessité de devoir faire confiance !

C’est toute la subtilité du défi ! On ne peut responsabiliser qu’en donnant de l’autonomie et en faisant confiance. Et cela passe aussi par la considération de chaque personne et par le droit à l’erreur. Mais la responsabilisation ne supprime pas le contrôle. Le pendant de la responsabilisation, c’est d’assumer les conséquences positives de son action – pour en récolter les fruits – ou les conséquences négatives – pour se corriger et s’améliorer… Finalement, la responsabilisation consiste pour un manager à fixer un objectif, donner les moyens au salarié d’y parvenir, et faire confiance à son intelligence, à sa capacité d’initiative pour atteindre l’objectif et pourquoi pas le dépasser !

S’agit-il de favoriser l’intrapreneuriat ?

Si l’entrepreneuriat consiste pour un manager à donner des marges de liberté à ses équipes pour aller au bout d’un projet et inventer la manière d’y arriver, comme le fait un entrepreneur, alors oui ! À condition que le projet soit bien déterminé et qu’il soit aligné avec la stratégie de l’entreprise. Cela n’est donc ni l’autogestion, ni aucune autre forme d’entreprise libérée !

Si l’entreprise peut être envisagée autrement qu’avec un fonctionnement vertical, la société et notre pays ultra-centralisé peuvent-ils l’être aussi ?

J’en suis profondément convaincu, et je mesure l’ampleur de la tâche. Mais il y a urgence ! Le principe de subsidiarité – qui fait confiance au niveau local, mieux à même de résoudre les questions du quotidien que le niveau supérieur – a un potentiel extraordinaire. Nous devons prendre le risque de réintroduire ce principe aussi bien dans les entreprises, que dans les services publics, le fonctionnement des collectivités territoriales ou l’État. J’ai beaucoup parlé de l’entreprise, bien sûr. Mais ce qui manque dans l’entreprise manque sans doute encore plus dans les services publics : chacun sait que nous leur consacrons des moyens humains et financiers considérables. Et pourtant leur fonctionnement est loin d’être optimal. C’est en grande partie parce que les agents de l’État ne sont pas assez responsabilisés et que le principe de verticalité est préféré au principe de subsidiarité. À tous les niveaux, notre pays aux atouts si extraordinaires affrontera l’avenir avec beaucoup plus de sérénité si nous avons le courage de mener une révolution de la confiance et de la responsabilisation !