Le coût de la décision

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Le manque d’appétence des jeunes générations à devenir manager, à devenir parents parfois, illustre cette relation paradoxale que chacun entretient avec la décision, cet acte volontaire dont nous sentons intimement la puissance. Est-ce ce pouvoir qui nous fait peur ? Ou bien la peur de décider provient-elle de notre aversion pour le risque, l’erreur ou encore le jugement d’autrui ?

Par Delphine Buisson , Experte de la motivation et du leadership

Quoiqu’il en coûte.

Cette petite phrase aura marqué une page de notre histoire récente. En assénant l’idée que le pouvoir est une écrasante responsabilité, qu’il faut avoir une certaine assurance pour décider, nous sommes familiers avec l’idée que décider est une qualité élitiste, réservée à certains, qui sauraient mieux que d’autres, plus qu’un courage (énergie du cœur) et une compétence qu’il serait bien judicieux de développer dès notre plus jeune âge. Souvenez-vous : enfant, vous avez eu un moment offert par l’un de vos parents, « vas-y, décide » (ce que tu veux manger, ce que tu veux faire, ce que tu veux apprendre). Vertigineux moment où tout, où beaucoup, dépend de nous-même, rien que de nous-même.

Décider, c’est sortir de sa cachette, c’est embrasser un pouvoir. Dès que nous décidons, nous commençons à grandir. Car c’est bien dans l’engagement que nous avons le sentiment d’exister vraiment, d’avoir un impact par nos actions. Le manque d’appétence des jeunes générations à devenir manager, à devenir parent parfois, illustre cette relation paradoxale que chacun entretient avec la décision, cet acte volontaire dont nous sentons intimement la puissance. Est-ce ce pouvoir précisément qui nous fait peur ? Ou bien la peur de décider provient-elle de notre aversion pour le risque, l’erreur ou encore le jugement d’autrui ?

Le choix peut rendre anxieux ou libre, choisissez votre camp.

Celui qui décide n’est pas nécessairement celui qui sait, mais bien celui qui se sent concerné, celui qui souhaite exprimer sa volonté, avoir un impact. Pour décider il faut avoir envie d’exister, de jouer un rôle, de prendre une place. Les plus grands décideurs veulent « plus fort » que les autres, dans une forme d’énergie nommée « ambition » ; ils ont une intention claire de créer, développer, parfois aussi simplement d’exercer le pouvoir. Le politique, l’entrepreneur décident a priori, de faire partie des décideurs. Ils choisissent de décider, l’un pour son concitoyen, l’autre pour lui-même et ses parties prenantes (associés, investisseurs, salariés, clients, partenaires).

Chaque décision ayant un coût, un coût étant une charge, impossible par conséquent de décider « à la légère ». La décision est indéfectiblement liée à la responsabilité. « A qui la faute ? » pourrait bien être l’ultime question posée. L’idée même que la décision a un coût est pourtant une pensée sclérosante. Décider est une affaire sérieuse que l’on prend souvent trop au sérieux, ou pas assez.

La décision est moins souvent associée à son pouvoir moteur : c’est bien quand je décide, que les sujets avancent, que les voies se débloquent, que les équipes se mettent en mouvement, que les erreurs se produisent et permettent in fine, d’ajuster une orientation (fail fast), de revenir sur un choix qui n’a pas eu l’effet escompté, de compléter une décision par une autre. Décider fait partie des pouvoirs de tout individu qui souhaite grandir, c’est particulièrement vrai en entreprise, pour les dirigeants et managers : pas de direction sans décision.

Et si nous décidions de parler d’impact plutôt que de coût ? Et si nous donnions un coup de jeune à la décision en lui rendant sa magie ? Et si nous offrions à la décision un autre compagnon que la peur, et plus simplement sa contrepartie positive : le progrès ?

« Vous ne pouvez pas faire de progrès sans prendre de décision »  Jim ROHN

Transformer le coût en investissement

Si l’entreprise ne devait conserver qu’un type de document, en plus des documents légaux, ce serait assurément des cartographies et UN registre : les relevés de décisions, par préférence à tous ces comptes rendus qui ne disent rien, ne racontent rien. Décider de l’organisation de la prise de décision dans l’entreprise est un premier acte de foi, de bonne foi et d’ambition affichée de faire avancer solidairement l’aventure commune. Ainsi la question « comment décidez-vous ici ? » devrait précéder la question « qui décide en réalité ? », la première éclairant inévitablement la seconde.

Le coût de la décision est souvent lié aux étapes manquées au cours du processus. Si beaucoup de temps et d’énergie sont consacrés aux processus de visas et de signatures co-responsables en cascades ( décider ? ou « se couvrir » ?), le protocole amont de la décision reste le parent pauvre. Revenir à l’intention est un préalable indispensable à toute prise de décision consciente.

< Pourquoi devons-nous décider ?

< Pour quoi devons-nous décider (quels objectifs) ?

< De quoi devons-nous décider précisément ?

< Pourquoi maintenant ? Est-ce le moment ? Sommes-nous prêts?

< Quel est le contexte ? Quelles sont les parties prenantes et que nous disent-elles ?

< Quels seront les impacts ?

C’est dans cette étape que les éléments de contexte doivent être nourris et entendus par un collège décideur (halte à la solitude), hybride par essence afin de capter la richesse des parties prenantes. Bien sûr, la diversité sera source de complexité. Chacun sera invité à faire le clair sur ses intentions personnelles, avant de participer à la décision commune. Le discernement n’est pas seulement mental, il est la résultante d’une cohérence intérieure. Toutefois avant de convoquer les biais cognitifs ou biais de perception comme facteurs d’influence, le manque de temps, de connaissances, ou tout bêtement de compétences, restent le principal terreau de décisions incohérentes.

De cette étape préparatoire, le comité de décision aura ainsi pour mission de :

  • Consigner le relevé de décisions et leurs auteurs
  • Mettre à l’agenda leurs mises en oeuvre opérationnelles. Combien de décisions sont-elles prises et combien se matérialisent ?
  • Décrire de façon précise les indicateurs d’impact et le calendrier de suivi : qu’est-ce qui va nous faire dire que la décision a atteint son objectif ? Et dans quels délais ?

Ne pas suivre les impacts de nos décisions revient à ne rien décider du tout, comme sur une ardoise magique, et surtout, à ne pas progresser. La décision a plusieurs ennemis : le vol ou le détournement, la mémoire courte ou l’amnésie : ne pas assumer la paternité ni les conséquences d’une décision, c’est se priver de l’opportunité de se corriger (l’erreur est humaine, la répétition de l’erreur est maléfique !), de comprendre, d’apprendre. C’est aussi décourager le décideur engagé, et donc contributeur, quelle que soit sa place dans l’organisation, de s’engager à nouveau. A quoi bon ?

Du coût de la décision au goût de la décision

Qu’est-ce qui rend une décision désirable ? Précisément la possibilité d’utiliser notre pouvoir. Décider doit devenir un goût avant de devenir une compétence utile à une communauté. Chacun dans l’entreprise devrait être encouragé à prendre des décisions et apprécié en tant que décideur sur son périmètre d’influence direct. Récompenser l’acte de décision, c’est encourager la prise de responsabilité. Parce que je décide, ma vie évolue. Dès que je décide, je convoque le changement dans ma vie et dans la vie de ceux dont je suis responsable. Choisir n’est pas synonyme de renoncer. Choisir, décider, c’est juste se donner une chance d’avancer, de contribuer. Nous apprenons à décider en nous trompant. Le coût de l’indécision, de la non-décision, de la responsabilité diluée est souvent plus impactant que le coût d’une simple erreur !

Décider pour apprendre et apprendre à décider : tout est là. La décision s’inscrit dans une des plus vieilles lois universelles : la loi de causalité. Chaque cause a son effet. Un choix génère une expérience qui génère le choix suivant, qui génère lui-même une nouvelle expérience, et ainsi de suite. Notre progrès et nos évolutions dépendent de notre capacité à faire des choix, à les inscrire dans des décisions assumées à travers des bilans transparents et utiles tant à l’amélioration qu’à l’innovation. Les organisations innovantes sont nécessairement des organismes vivants et apprenants, où l’art de la décision est devenu un goût partagé au service d’une aventure commune.