La saturation au changement : un retour d’expérience

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Concilier bien-être au travail et transformation d’une organisation apparaît parfois difficile, voire contradictoire.

Par Jean-Yves Guillain , Président de Cactus consulting, expert en accompagnement des transformations d’organisation, chercheur associé à la chaire ESSEC du Changement

Qu’elles soient en crise ou, tout simplement, qu’elles souhaitent changer rapidement et profondément leur organisation et leurs modes de fonctionnement pour satisfaire leurs actionnaires et leurs clients, nombreuses sont les entreprises pour lesquelles la vitesse est un impératif indépassable. D’autant que, comme l’a récemment montré Laurent Vidal dans Les Hommes lents (Flammarion, 2020), le choix d’un rythme prompt est associé à l’efficacité de l’homme moderne, pendant que la lenteur est rapprochée de la paresse, de l’hésitation, de l’incompétence. Pour les chefs d’entreprise, être rapide est une garantie de performance, mais surtout de domination, sur les choses et, malheureusement, sur les hommes.

L’exemple vécu d’un groupe d’assurance mutuelle montre clairement les risques et travers d’une stratégie de transformation trop rapide. Son plan stratégie prévoit une évolution majeure de son modèle afin d’accroitre ses capacités de production pour être plus compétitif, ainsi qu’une adaptation de sa structure formelle, de ses processus internes ou, encore, de ses modes de management. Ambition louable, et sans doute nécessaire au regard de la stabilité qu’avait connue cette entreprise les décennies précédentes.

Le plan de déploiement est élaboré pour mener à bien le changement de façon effrénée et globale. Autrement dit, pas de place à l’hésitation. Tout doit être mené de front, chaque direction doit entreprendre sa mutation de façon soutenue. Pour aider le petit millier de managers et de collaborateurs à garder le mouvement, de très nombreux consultants et coachs sont recrutés. Ils ont pour missions d’apporter idées et méthodes et, surtout, de faire en sorte que le rythme du changement ne ralentisse pas. Les effets pervers de cette stratégie sont malheureusement apparus tout aussi rapidement.

Tout d’abord, le fait de vouloir lancer tous les chantiers en même temps a rendu difficile, pour les personnels, la compréhension du cap général de la transformation voulue. La multiplication           des projets à tous les niveaux de l’organisation et la difficulté de finalisation de ces mêmes projets ont provoqué une impression de mouvement désordonné sans visibilité des impacts positifs. Ensuite, la démarche a épuisé les collaborateurs qui devaient tout à la fois mener des actions de transformation (« build ») et poursuivre leurs activités habituelles (« run ») dans un laps de temps raccourci. Enfin, plus les directions et services rencontraient des difficultés pour mener tout cela de front, plus la direction générale se considérait trahie et mettait de la pression sur le corps social. Critiques, menaces, sanctions et même humiliations en public ont ainsi jalonné le processus de changement.

Décisionnaires et consultants ont tout simplement été confrontés à un phénomène de « saturation au changement ». À l’image d’un collaborateur soufrant d’épuisement, une organisation qui croule sous les projets de changement présente des symptômes bien précis : absence de priorisation des actions, cannibalisation de projets, accentuation des pressions, compétition pour les ressources, etc. Le président du groupe mutualiste, en dépit de multiples alertes, n’a pas voulu voir et prendre en compte ces difficultés. En conséquence, non seulement nombre de projets ont dû, de fait, être différés ou abandonnés, mais les répercussions sur le plan humain ont été fort dommageables : stress, arrêts maladie, perte de confiance en soi, désengagement, épuisement professionnel, etc. En la matière, les séances de yoga et de méditation naïvement mises en place n’ont été que d’un bien faible secours.

Mener une transformation, surtout si elle est ambitieuse, doit donc impérativement tenir compte de la « capacité à changer » de l’organisation concernée, qu’elle soit financière, organisationnelle, culturelle ou humaine. Au risque de tomber dans le cercle vicieux de la saturation au changement et des dangers de l’essoufflement individuel et collectif, toute stratégie de changement doit bien calibrer le rythme, l’étendue et l’incidence des transformations. Actions et initiatives doivent d’abord être priorisées, puis lissées dans le temps pour faciliter la compréhension du sens, procéder en cas de besoin à d’utiles « arrêts sur image » et permettre aux forces vives de l’organisation d’être en mesure de réellement appréhender et déployer le changement. A défaut, l’entreprise risque de se trouver en décalage par rapport à sa propre raison d’être et à ses politiques RSE. Comme le mentionnait l’humoriste Pierre Blanche, « il vaut mieux penser le changement que changer le pansement ».