La prise de décision en milieu non pyramidal
Certains mots prennent un sens différent selon le contexte. Au travail, « hiérarchie » implique « pyramidale », car il est acquis que chaque personne ne peut avoir qu’un seul chef. Alors que, dans votre famille ou votre club de judo, on conçoit bien que les choses soient un peu plus complexes. D’où cela vient-il ? Est-ce immuable ? L’exemple d’Officience, entreprise sortie de la hiérarchie classique.
Pourquoi le modèle pyramidal s’est-il révélé durant deux siècles comme la forme la plus efficace pour une organisation collaborative ? À cause de la nature du coût de transaction, cher à l’économiste Ronald Coase, qui est constitué de traitement d’information et de communication. Lorsque le traitement se fait dans nos cerveaux et que la communication passe par le bouche-à-oreille, la forme optimale, à la fois pour faire remonter les infos du terrain et pour diffuser les consignes, est la pyramide. Celle-ci minimise le nombre d’intermédiaires et garantit un chemin unique d’un point à un autre du système.
La donne change au XXIe siècle, avec l’apparition des réseaux sociaux et leurs algorithmes qui permettent à un ordinateur de déterminer avec une précision raisonnable qui sera intéressé par quelle information. Le travail leur est même grandement facilité par la fragmentation des échanges, de l’e-mail au chat, et par l’intégration du langage émotionnel avec les smileys, les selfies…
Il devient alors possible d’élaborer des hiérarchies plus élaborées, matricielles par exemple, avec deux chefs pour une personne, et puis pourquoi pas trois, quatre… On peut même imaginer, à l’instar de Twitter, de permettre à chacun de révéler en conscience qui sont les personnes qui l’influencent. Après tout, le leadership, c’est bien la capacité à être suivi par d’autres de leur plein gré…
Voici le résultat pour Officience, une entreprise de services numériques de 250 personnes. Chaque point est un individu, chaque flèche est la reconnaissance explicite du leadership d’une personne par une autre (« Je te suis, te respecte, t’admire, t’écoute ») :
Le fait pour chacun de pouvoir choisir en totale liberté ses quelques influenceurs qui tiendront le rôle traditionnellement dévolu au manager unique, sans avoir à se justifier, bouleverse la dynamique collective.
Tout d’abord on remarque que les influenceurs ne sont pas choisis purement sur des critères professionnels. Les personnes agréables, empathiques, charismatiques, éthiques ont un avantage.
Ensuite, avoir de nombreux followers est un privilège fragile qui place les devoirs avant les droits, car on peut très vite les perdre. Il faut être exemplaire avec constance. Et sans superviseur qui veille au grain, la pression sociale est intense et le surengagement guette.
La logique sociale en œuvre n’est inconnue de personne. C’est celle des groupes d’amis, de la cour de récré… L’enjeu d’une telle bascule n’est donc pas véritablement d’apprendre de nouvelles règles mais de déconstruire les schémas inculqués depuis l’école pour revenir à des schémas plus instinctifs, naturels. Cependant le naturel n’est pas synonyme de bienveillance, il faut donc travailler proactivement à maintenir une « culture du soin ». S’Inspirer du vivant ne signifie pas revenir à l’état sauvage !
Est-ce que cette liberté de choisir son management est source de bien-être individuel ? C’est par l’accumulation de ces différentes sensibilités singulières qu’émerge une raison d’être évolutive, synthèse insaisissable de celles des individus. Ainsi, à Officience, la conscience écologique s’est imposée à tous, contaminés par la conviction de quelques-uns qui ont su poser de nouveaux standards. La définition de ce qui est acceptable ou non devient alors un enjeu de démocratie locale : déterminé par le collectif, évolutif, subjectif.
De cette tension féconde entre maintien de mon alignement personnel et attirance pour une cause identifiée comme commune et plus grande que moi naît une nouvelle forme d’écosystème productif, où l’agent économique de base n’est plus l’entreprise mais la personne physique. Nous interagissons entre nous pour porter des projets qui servent nos causes. Nous nous préoccupons de la durabilité de notre action, ce qui implique le besoin de création d’un surplus économique. Sauf que c’est une économie bien différente qui en émerge, car bien heureusement nous ne sommes pas plus des robots que des fictions juridiques. En plus d’échanger de l’argent et des biens matériels, nous échangeons aussi trois flux non marchands : connaissance, confiance et émotions.
Ces trois flux sont qualifiés de non marchands car ils sont…
- Subjectifs : il n’y a pas de mesure universelle, n’en déplaise à toutes les plateformes qui nous invitent à noter notre médecin, notre prof, notre chauffeur.
- Abondants : je n’en perds pas quand j’en donne.
- Impermanents : je ne sais pas de quoi je me souviendrai demain de ma journée d’aujourd’hui, je ne sais pas de quelle humeur je serai en me levant demain matin.
Quand on définit l’économie comme la science de la rareté, on comprend vite qu’un écosystème qui manipule ces grandeurs n’est pas orthodoxe. Sans mesure, pas de science ; en abondance, pas de rareté ; sans planification, adieu l’organisation scientifique du travail.
La pensée dominante tient que laisser des acteurs économiques intégrer ces flux non marchands pour prendre leurs décisions est contre-productif, voire toxique. Laissons cela aux artistes, à la rigueur aux créatifs marketing ! D’autres, comme le professeur de neurosciences Antonio Damasio, tiennent que, de par la manière dont nos cerveaux fonctionnent, toute décision naît forcément d’une émotion. Ce qui signifierait que nos processus prétendument rationnels, qui trouvent la décision objectivement optimale à coups de grilles comparatives et de comités d’experts, ne sont en fait que des leurres qui brouillent notre compréhension des dynamiques réelles (ou, si on perçoit celles-ci, que l’on décrit parfois comme : « au final le chef écoute ses tripes et décide ce qu’il veut »).
Une décision naît donc dans les tripes d’une personne, qui va la mettre en lumière, faire réagir son entourage en partageant son intention… et s’en trouver soit confortée, enhardie, soit découragée de la porter plus loin. Des soutiens qu’elle collecte vont aussi venir des propositions de bonification, jusqu’à ce que le porteur se sente légitime pour passer à l’acte. Ce processus de partage d’intention nécessite de la justesse pour accorder le niveau de sollicitation des personnes impactées et des personnes expertes avec assez d’intensité, mais pas trop. Si j’augmente mon salaire, il convient que tout le monde le sache, mais si je réfléchis à m’engager dans un projet ou à changer d’ordinateur, sans doute que seuls mes plus proches collègues seront intéressés.
Une « organisation opale » s’appuie ainsi sur les technologies de l’information pour exploiter avec la plus fine granularité les relations de pouvoir entre les personnes par l’intermédiaire des cinq flux (deux marchands et trois non marchands) et pour permettre l’émergence de décisions à la fois portées authentiquement par des individus et en harmonie avec le collectif. Mettant ainsi à mal le mythe de l’entreprise qui serait une boîte fermée à la faveur de modèles tribaux, mais cela est une autre histoire…