La fatigue : une si longue histoire

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L’historien Georges Vigarello livre une somme sur la fatigue, du Moyen Âge à nos jours. Voyage à travers une histoire politique, sociale et intime.

Par ÉVANGÉLINE BARBAROUX

Nous serions tous lessivés. Un coup d’œil aux titres des magazines suffit pour s’en convaincre : “En finir avec la fatigue” (Ça m’intéresse), “5 façons d’effacer la fatigue” (Elle), “Les superaliments antifatigue” (Top Santé)…

De quoi titiller l’“historien des petites choses”, comme aime se définir Georges Vigarello. “J’aime partir de situations contemporaines banales. La fatigue renvoie au cœur de problèmes anthropologiques. C’est une limite de l’humain. Exactement comme la maladie ou la mort.”

Premier constat : la perception de la fatigue évolue en fonction des représentations du corps. Au Moyen Âge domine l’idée d’un organisme fait de liquides, d’humeurs. Le corps fatigué est donc desséché, vidé de sa substance. Pour les Lumières, l’accent est mis sur les fibres, les nerfs. L’épuisement est lié à une excitation débordante et mal surmontée, le corps ne répond plus aux stimulations. Au XIXe siècle, l’essor de la machine pousse à se représenter l’organisme en termes de combustion, de feu. Telle une locomotive, il faut l’alimenter en sucre et en calories, alors qu’il produit lui-même des déchets chimiques qui le fatiguent.

Aujourd’hui, “la fatigue est perçue dans le langage numérique, privilégiant les messages internes, les sensations, la connexion et la déconnexion. D’où le recours accentué aux détentes, aux relâchements. D’où encore la centration inédite sur le psychologique, le relationnel, la recherche de l’interaction, de la mobilité, celle de la sensation aussi, lentement renouvelée”.

Et si au XXIe siècle la tête est fatiguée, à l’époque médiévale, ce sont avant tout les pieds, principaux moyens de locomotion, et nus le plus souvent… D’autres organes, comme le cœur, le cerveau et les poumons, prendront bientôt le relais. De la même façon, les représentations de la fatigue évoluent. Au Moyen Âge, le guerrier, le pèlerin et le marchand, obligés de parcourir des kilomètres dans des conditions éprouvantes, incarnent des figures de fatigue valorisées.

En revanche, les serfs, corvéables à merci, n’ont droit à aucune considération. Le labeur n’appelle pas la compassion. “C’est seulement avec la société industrielle, avec l’image de l’énergie productive et du rendement, que s’impose ce qui nous semble devenu évident : la fatigue de l’ouvrier.” Son corps est marqué (dos courbé, physiques chétifs, teint flétri…), son espérance de vie moindre, le travail de ses enfants remis en question. On cherche alors à chiffrer, à quantifier. La fin du XIXe siècle est l’époque des changements ; avec le télégraphe, le train, la bicyclette, tout s’accélère. Il faut s’adapter à une rapidité nouvelle, répondre aux sollicitations, c’est le “struggle for life” parfaitement décrit par Émile Zola. Les gestes des prisonniers, des militaires, des ouvriers, des paysans sont observés, découpés en laps de temps, en énergie dépensée.

Des outils nouveaux, comme le dynamomètre, l’ergographe ou le spiromètre, évaluent force, muscles et capacités respiratoires. Le mot “constitution” s’impose, auquel sont accolés des adjectifs : “mauvaise”, “débile”, “faible”, “forte”… Lors de la conscription, l’armée classe les corps et les hommes.

Et, justement, la Première Guerre mondiale marque une rupture. Dans les tranchées, les combattants sont soumis à une expérience de fatigue inédite et inégalée : la peur, la faim, le manque de sommeil, les bruits assourdissants, la gangrène, la durée du conflit. Tout cela contribue à détruire les individus, à les “déposséder”. “La situation de la guerre de 14, c’est d’être confronté à une soumission. À quelque chose qui non seulement nous désapproprie, mais nous empêche de faire ce que nous souhaitons. Ça, c’est neuf et je pense que nous sommes les enfants de cette situation.”

Georges Vigarello montre bien comment s’effectue le glissement d’une fatigue physique visible à une fatigue intérieure beaucoup plus sourde et invisible. Du taylorisme au burn-out, l’homme ne supporte plus d’atteintes à son autonomie. Il s’imagine toujours plus grand, plus puissant, plus valorisé. D’où cette contradiction presque impossible à gérer d’un “moi hypertrophique” et de contraintes professionnelles, relationnelles, familiales et environnementales toujours plus fortes. “La fatigue, faiblesse diffuse, insatisfaction obscure, insuffisance obstinée, est devenue une des manières d’être de notre temps.” Elle s’est infiltrée partout et oblige – peut-être – à l’accepter.

“La fatigue est si protéiforme, dit le philosophe Éric Fiat (Ode à la fatigue, 2018), que l’on n’a aucune chance de l’emporter contre cet ennemi qui vient de partout. Je propose d’abandonner les métaphores du combat et d’être le roseau de la fable de La Fontaine. Être le roseau, c’est accepter la fatigue.” Et Vigarello de recenser avec amusement les astuces et conseils pour se reconnecter à soi, accepter son état, tenter de retrouver son unité intérieure. Ses yeux bleus pétillent quand arrive la question de son antidote personnel. “Tout simplement la passion.”

 

Voir aussi : Performance humainement durable