La décision n’est pas un art solitaire
La qualité de la décision est liée à une pratique pertinente de la délégation. Au fond, qui délègue bien décide bien. Mais cela ne va pas sans un certain goût du risque …
Quand on pense décision en entreprise on pense avec un « grand D ». On associe à ce mot l’orientation stratégique qui marque le destin d’une organisation : Gallimard, qui refuse d’éditer un jeune écrivain inconnu nommé Marcel Proust ; Decca Reccords, qui refuse de produire un jeune groupe au nom absurde, The Beatles ; ou le FC Barcelone, qui décide de prendre en charge le traitement médical coûteux d’un gamin argentin de 12 ans menacé de nanisme et qui deviendra l’immense Lionel Messi…
Mais le succès d’une entreprise s’écrit tout autant avec un « petit d ». Il repose sur les mille décisions qui y sont prises au quotidien par l’ensemble des acteurs qui la compose. La couleur d’un pot de yaourt, la police d’une brochure publicitaire, les modalités d’un focus groupe relèvent de choix d’hommes et de femmes éparpillés aux quatre coins de l’organisation. Dans ces conditions, la qualité d’une décision dépend étroitement du niveau auquel elle est prise. Trop haut : l’entreprise s’enlisera dans le micromanagement, source de lenteur et d’agacement généralisé. Trop bas : eh bien on ne sait pas !
Car force est de constater que sur un terrain franco-français la décision au plus bas se rencontre surtout… dans les ouvrages de management ! La qualité de la décision est étroitement liée à une pratique judicieuse de la délégation. Au fond, qui délègue bien décide bien. Mais pour déléguer quoi au juste ? Le manager délègue facilement des tâches. C’est indispensable mais insuffisant. La délégation qui anoblit le manager et qui fait briller les yeux de son collaborateur est celle de la décision. Déléguer en grand, ce n’est pas renoncer à faire quelque chose, c’est renoncer à décider au bout de cet exercice. Or, cette pratique demande un énorme travail sur soi-même. À commencer par un travail sur sa relation au risque. Déléguer une décision c’est lâcher un levier, se mettre en danger. C’est aussi un exercice d’humilité : un de mes subordonnés est-il en mesure de décider aussi bien que moi ?…Les plus téméraires iront jusqu’à imaginer qu’il le fasse mieux. La posture n’est pas forcément naturelle. Dans les organisations dont les managers relèveront ces challenges, la décision au bon niveau accélérera le tempo et sera plus pertinente.
Pour autant, n’idéalisons pas. La décision possède un caractère anxiogène évident car elle porte en son sein la notion même d’erreur. Comment donc rassurer le manager d’un côté et le délégataire de l’autre pour promouvoir cette délégation au plus bas niveau ? Les organisations les plus matures sur le sujet sont celles qui reconnaissent le caractère crucial de la question. Certaines s’attachent par exemple à reconnaître explicitement, à valoriser même, le droit à l’erreur. « Chez Blablacar, on a le réflexe de partager ses échecs, plutôt que de les cacher, déclarait la “culture Captain” de Blablacar, Laure Wagner, au Figaro, en 2019, chaque jour, les équipes se partagent leurs FLS (fail, learn, succeed). Cela permet de relativiser ses échecs, de déculpabiliser. » Une telle approche, en allégeant le poids d’une décision, rassure délégant et délégataire.
Une autre option relève d’une logique plus systémique. C’est celle choisie par Amazon, où a été mis en place un cadre formalisé qui explicite le processus de décision. La délégation y est par exemple directement adressée : « Don’t make all the decisions by yourself » (ne prenez pas toutes les décisions vous-mêmes). La prise de risque y est encouragée : « Don’t wait for all the information. if you wait, for 90 percent, you’re probably being too slow » (n’attendez pas de disposer de toutes les informations ; si vous attendez, il y a 90 % de chances pour que vous soyez trop lent). « Don’t wait for everyone to agree » (n’attendez pas de mettre tout le mode d’accord).
Je vous propose une bonne pratique : le fameux six pagers memo pour les décisions les plus lourdes, au lieu d’un interminable Powerpoint ou le « communiqué de presse » factice pour les décisions importantes. Ce corpus méthodologique mis en place par Amazon sécurise la qualité de la décision, mais aussi rassure managers et managés. Ce faisant, il encourage la délégation de la décision au niveau le plus pertinent.
Enfin, en matière de décision au plus bas, certaines organisations s’attaquent au Graal : elles choisissent de déléguer le choix final… au client lui-même ! Les exemples sont nombreux. Le Nespresso Club regroupe des clients qui essaieront dans ce cercle les produits en développement. Le panel clients de Société générale regroupe quant à lui 8 000 clients volontaires représentatifs de son fonds de commerce. Chaque mois, ils sont sollicités digitalement sur toutes sortes de sujets. Une décision déléguée au client, ou au moins validée par le client, sera celle la mieux vécue par l’organisation. C’est le propre des entreprises agiles ; elles parviennent à mettre le client au coeur de leur système de décision.
In fine, si la décision est un art, elle ne peut pas être un art solitaire. La solitude du salarié
au moment de la décision peut faire pâlir celle du gardien de but au moment du penalty. L’organisation a intérêt à se doter d’un corpus de valeurs et de processus pour l’aider à faire face à ces situations. C’est ce corpus qui permettra de déléguer avec sérénité, qui maximisera les chances qu’une initiative soit prise au bon niveau, avec sécurité, et permettra ainsi de concilier au quotidien efficacité et bien-être individuel.