« Il y a urgence en France à transformer les organisations du travail pour tirer parti de l’IA »
Économiste à France Stratégie, institution publique d’expertise et d’analyse prospective, Salima Benhamou mène des études touchant au futur du travail, de l’emploi et des compétences. Elle partage avec nous le résultat de ses recherches sur l’impact de IA sur la transformation des organisations de travail et la qualité du travail.
Quelles sont les missions de France Stratégie ?
En tant qu’organisme d’expertise et d’analyse prospective, placé auprès du Premier Ministre, nos missions visent à anticiper les mutations sociales, économiques, technologiques et environnementales, à évaluer les politiques publiques, à formuler des recommandations et à débattre avec les parties prenantes sur différents sujets.
En quoi consiste votre rôle d’économiste du travail à France Stratégie et quelles sont vos méthodes de travail ?
Mon rôle est d’anticiper et d’analyser les transformations du travail et de l’emploi au regard de ces mutations. Il y a autant de méthodes que de problématiques à traiter. Elles peuvent consister à analyser une problématique en mobilisant des données d’enquêtes statistiques pour évaluer des dispositifs, à entreprendre des enquêtes de terrain auprès des parties prenantes des entreprises (dirigeants, RH, responsables syndicaux, salariés), à mener des auditions, mobiliser nos réseaux d’experts pour enrichir les analyses, etc.
Vous avez publié une grande étude sur l’IA et le futur du travail. Quelles conclusions en tirez-vous à court et moyen termes sur la qualité du travail, sur les métiers et les compétences et l’organisation du travail ? Va-t-elle remplacer nos emplois ?
J’identifie autant de risques que d’avantages pour le monde du travail, même si les effets seront différents selon les secteurs d’activités et le type de métier exercé. On ne peut pas encore quantifier de manière satisfaisante l’impact global de l’IA sur le niveau de l’emploi. En revanche l’IA va transformer en profondeur notre manière de travailler et d’interagir avec les autres, que ce soit avec ses collègues, ses clients, ses patients ou les usagers. Au niveau des tâches, l’IA peut permettre de se débarrasser de tâches fastidieuses et répétitives et donner plus de temps à la réalisation de tâches plus complexes, enrichir leur contenu cognitif. Elle peut aussi favoriser le travail en équipe, donner plus d’autonomie dans le travail, ce qui est favorable à l’apprentissage en continu et donc à l’innovation. Mais ces effets positifs découleront avant tout des usages que les organisations feront avec cette technologie et des modalités de son déploiement.
Par exemple, si le temps libéré par la machine n’est alloué qu’à la réalisation de tâches complexes, cela peut engendrer des risques d’épuisement cognitif. Les conditions de travail peuvent alors se dégrader avec tout ce que cela peut induire en matière de risques psycho-sociaux. Si les entreprises s’en remettent à l’expertise d’une machine pour optimiser le temps de la prise de la décision et l’exécution d’une tâche, cette délégation peut au contraire réduire le temps d’apprentissage et l’autonomie des travailleurs et même faciliter un contrôle accru des activités des travailleurs. Si l’IA est utilisée pour leur dire quoi faire, comment faire et pourquoi il faut le faire, cela peut faire perdre aux travailleurs le sens même de leur travail et l’utilité qu’ils en tirent mais aussi la reconnaissance de leurs propres compétences.
Que faut-il faire pour préserver la qualité du travail avec l’IA ?
Dans les exemples que je viens de décrire, il faut trouver le bon équilibre entre le temps libéré par la machine et le temps dédié aux pauses ou aux tâches qui permettent de soulager le cerveau. Mais est-ce que les hôpitaux, compte tenu des difficultés financières qu’ils connaissent déjà en France, pourront faire cet arbitrage et utiliser l’IA de manière à rendre les organisations du travail soutenables tout en améliorant l’efficience productive ? La complémentarité humain-machine ne va pas de soi non plus. Il faut des organisations du travail qui favorisent le pouvoir « d’agir » et le développement des capacités d’apprentissage en continu, surtout dans un environnement qui évolue très vite. Les effets de l’IA découleront donc des arbitrages entre gains de productivité attendus, le design organisationnel, qui découlent eux-mêmes fondamentalement des stratégies des entreprises.
En fait, la question fondamentale à se poser selon moi est la suivante : quelle conception du travail nous souhaitons promouvoir face à l’IA ? Cette question concerne tous les métiers, que l’on soit soignant dans un hôpital, ingénieur dans l’industrie, préparateur de commandes dans un entrepôt de logistique ou un agent public dans une mairie. La technologie fera toujours par construction ce qu’on lui demande et créera toujours ce qu’on lui demandera de créer. Le sens et la direction des impacts futurs découlent toujours des intentions humaines et des préférences individuelles ou collectives.
Dans une récente étude sur l’impact des organisations du travail sur la qualité du travail et l’innovation en France et en Europe, vous montrez que l’organisation apprenante est plus propice pour favoriser une « complémentarité responsable entre l’humain et la machine », la qualité du travail et l’adaptation des organisations face aux mutations futures. Pourquoi ?
Nous avons démontré, et ce, quel que soit le secteur d’activité ou le niveau de qualification, que les caractéristiques organisationnelles et managériales de ce modèle (résolution de problèmes complexes, autonomie accrue, contenu cognitif élevé, travail en équipe pluridisciplinaires, gestion des aléas pour ne citer que cela) augmentent les capacités d’apprentissage des salariés en continu, le développement des compétences, la confiance à l’égard du management et les relations de travail. Ce modèle améliore aussi les conditions de travail, diminue le stress, augmente la satisfaction au travail. Les salariés se sentent aussi mieux reconnus et trouvent plus de sens et d’utilité dans leur travail par rapport ceux qui évoluent dans des organisations rigides, hiérarchisées où la répartition des tâches est trop segmentée et qui offrent peu d’autonomie et d’opportunités d’apprentissage. L’introduction de l’IA dans ce type d’organisation du travail sera plus à même à développer cette complémentarité humain-machine et plus généralement à assurer un haut niveau de qualité du travail et d’innovation. Nous avons aussi montré que la France est en retard dans ce type d’organisation du travail. Il y a donc urgence à transformer les organisations pour tirer parti de l’IA. Nous proposons plusieurs pistes d’actions en faveur des organisations apprenantes au regard des freins que nous avons identifiés à leur développement.
Dans votre article « Le travail en 2030 : l’heure des choix ! » vous présentez d’autres modèles d’organisation du travail qui pourraient se développer dans un avenir proche, notamment la plateforme collaborative, le superintérim et le taylorisme new-age. Quelles sont leurs particularités ?
Ce sont de organisations du travail en émergence et les scénarios que j’avais imaginés dès 2015 et publiés en 2017 par France Stratégie se réalisent pour diverses raisons (complexité de l’environnement, accroissement des inégalités sociales, crises épidémiques…). Le travail est organisé et les activités sont distribuées par le biais d’une plateforme numérique dans laquelle les individus, actifs ou pas, trouvent des petits boulots (le superintérim ou la taylorisme new age) ou des activités sus en mode projets qui nécessitent des compétences pointues ou particuliers dans les 4 coins du monde (plateforme apprenante). L’IA et le big data vont amplifier encore plus ces nouveaux modèles d’organisation du travail. Il y aura ceux qui pourront tirer parti de la technologie et ceux qui la subiront. S’ils venaient à se réaliser à une très grande échelle, les impacts en matière de conditions de travail, de conciliation vie privée-vie professionnelle, d’apprentissages, de cohésion sociale seront lourd de conséquence si les responsables politiques ne régulent pas l’IA et ne favorisent pas l’émergence des organisations apprenantes.
Quelles seront, demain, les compétences les plus importantes ? Les soft skills seront-elles de plus en plus fondamentales ?
Elles seront importantes mais pas aussi fondamentales que le savoir et le savoir-faire incluant les gestes professionnels délivrés par la formation initiale et continue incluant l’apprentissage en situation de travail. Avec l’IA, si on souhaite garder la main sur la machine, il faudra des individus capables de remettre en question l’expertise et les décisions de la machine en sachant les contextualiser et d’en formuler d’autres. Faire preuve de jugement critique, comprendre un problème dans sa globalité et sa complexité, travailler en équipe pluridisciplinaire nécessite d’avoir des compétences techniques et des soft skills, mais pas dans les mêmes proportions, et ce, pour l’écrasante majorité des métiers.
Estimez-vous que l’adoption d’une attitude prospectiviste au sein des organisations pourrait permettre à l’ensemble de ses composantes d’être mieux armées pour affronter les défis de demain ?
Absolument ! Adopter une attitude prospectiviste permettra d’interroger leur stratégie et ses finalités, et mettre en place des organisations apprenantes peut y répondre car elles sont particulièrement adaptées pour mieux anticiper les transformations futures.