Et si c’était la grande dé – mission ?

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La cause première de la désaffection croissante à l’égard des grandes et moyennes entreprises réside dans les tentatives managériales d’en faire des idoles.  Ces entités auxquelles nous aurions intérêt à consacrer la totalité de notre vie, en contrepartie de la satisfaction totale qu’elles nous procurent : bienfaits économiques, sociaux et existentiels.

 

 

Par Thibaud Brière , philosophe

Depuis des décennies, les moyens de fidéliser les collaborateurs ne cessent de se perfectionner, à mesure où se raffine la technologisation du social. On essaye de susciter un attachement en présentant des attraits divers : management par les valeurs, conférenciers « inspirants », programmes de transformation des manageurs en leaders… Ces missions comme celle que s’assigne l’assureur Aviva ? « Libérer nos clients de la peur des incertitudes ». Celle d’Adidas ? « Rendre le monde meilleur grâce au sport ». Celle de Disney ? « Rendre les gens heureux, en leur offrant du rêve, de la magie, une expérience émotionnelle unique et inoubliable ».

Pour ce faire, on sophistique le discours managérial pour en rendre le storytelling plus convaincant. On développe un corpus doctrinal interne appelé « philosophie d’entreprise ». On recrute un  Chief evangelist officer comme chez Google. On multiplie les formations au savoir-être et les séminaires de team building pour travailler les résistances. On affiche des slogans corporate.

 

La motivation ne suffit plus, c’est l’engagement personnel, l’adhésion intérieure qui est recherchée. Le collaborateur corporate doit être « aligné », il doit penser et voir les choses à travers le prisme de la vision de l’entreprise.

 

Cette mythification de l’Entreprise fonctionne parfois … et parfois non : eaucoup font seulement mine d’adhérer pour sauver leur place. D’où ce paradoxe : les entreprises n’ont jamais autant cherché l’adhésion de leurs membres, jamais autant travaillé à façonner des personnes dévouées corps et âme, capables de continuer à travailler même en-dehors de leur temps de travail, et elles n’y sont jamais aussi peu parvenu. Bien des collaborateurs n’adhèrent qu’en apparence et se contentent de porter un masque. L’entreprise de conversion des croyances prend peu. L’idée d’un amour de l’entreprise, où les salariés travailleraient parce qu’ils croiraient en elle, comme s’il s’agissait d’abord d’un projet politique, religieux ou philosophique, n’est qu’une fiction de DRH. La sociologue du travail Marie-Anne Dujarier observe plutôt des « pratiquants non croyants[1] ».

 

Or si une entreprise peut bien, à sa mesure, contribuer à former des consciences, elle ne peut prétendre se substituer à elles. La tentative d’absolutisation de l’entreprise et de ses objectifs, comme s’il en allait de la vie ou de la mort, est une opération vouée à l’échec.

 

Il faut que l’entreprise accepte très rationnellement de ne pas se substituer à l’absence de Dieu, sans quoi elle devient parfaitement toxique. L’homme peut très bien se passer de Dieu, mais à condition d’en laisser vacante la place, de ne pas prétendre s’y substituer, ni lui substituer rien d’autre. Tel est le sens de la laïcité, aujourd’hui encore si mal compris, celui d’une libération l’un de l’autre du religieux et du politique, gouvernements privés compris. L’entreprise guérie de toute emprise ne confond pas les ordres, elle sépare le personnel du professionnel, respecte la diversité des croyances dont elle se tient à juste distance, reste pudiquement au seuil de la porte de la conscience de chacun. Si on doit déclarer adhérer aux croyances de l’entreprise privée pour pouvoir y travailler, alors la liberté de conscience n’y est pas assurée. Chacun doit pouvoir entrer dans la communauté entrepreneuriale sans aucune présupposition de croyance ou d’incroyance. Plus encore que de chercher à être démocratique, a fortiori d’une démocratie tendancieusement interprétée comme exclusive de toute autre croyance que la sienne, l’entreprise devrait plus modestement commencer par se vouloir républicaine. Pas plus que le politique auquel il est subordonné et dont il n’est qu’une espèce, l’économique ne peut ni ne doit proposer une religion de substitution, fût-elle celle de l’horizontalité pour seul horizon. Et cela sur le fondement de cette seule certitude que la vocation de l’entreprise, à la différence de la société civile où elle se développe, c’est d’être tournée non vers la satisfaction de ses propres besoins, mais vers un au-delà d’elle-même, la satisfaction de ses clients, dont les actes d’achat ne valent pas adhésion à ses valeurs, croyances et causes particulières, une autre de ses manipulations grossières.

 

Pour éviter de se gober, de se prendre pour ce qu’elle n’est pas – un service public ou une ONG – en se fixant par exemple une « mission » démesurée, prétendument d’intérêt général, il est bon que l’idéal de l’entreprise se traduise par un objectif le plus modeste possible, car c’est celui qui sera le plus objectivement mesurable, lui permettant d’évaluer ses progrès. Sinon on ne fait que se payer de mots. « On se donne quoi comme objectif concret, à partir duquel on va pouvoir s’évaluer ? Il faut en effet savoir ce qu’on veut au départ : est-ce que c’est, par exemple, de se donner le moins d’efforts ? Est-ce que ce dont on va être le plus fier ça va être de ne faire qu’en 2h ce que les autres font en 4h ?

 

Je crois beaucoup au perfectionnement de soi par la production elle-même, par le produit de la production qui est la visibilité de son travail. C’est la finition qui est la finalité et la motivation du travailleur. Avoir le produit le plus fini possible. Et dont la sanction sera la commerciabilité. Ce n’est pas puérilement pour la récompense qu’on travaille : la source de la motivation, c’est d’abord de faire le meilleur travail possible, dans l’absolu. Ce qui motive, c’est de tendre vers un idéal de perfection, de progresser d’un progrès qui se mesure non à la proximité de l’objectif mais à la distance parcourue, non au résultat mais aux progrès accomplis. En progressant dans cette voie, on progresse soi-même. C’est l’homme, la finalité, mais il ne l’atteint qu’en ne se prenant pas pour la finalité, qu’en servant plus grand que lui (ex : un idéal de chaise bien faite), de manière désintéressée.

[1] Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, La Découverte, 2015, p. 156