Écouter, négocier, trancher : autopsie de la prise de décision

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Le métier de négociateur de crise est un métier de décisions. De choix. De prises de risque. Quelle que soit son unité d’emploi – groupe d’intervention ou police locale –, quel que soit le métier dans lequel il exerce – kidnapping, prises d’otages ou ransomware –, le négociateur de crise participe au processus des décisions extrêmes, soit en tant qu’aide à la décision, soit en tant que décideur lui-même.

Par Laurent Combalbert , fondateur de la branche négociation du Raid

Intégrés dans le dispositif global d’intervention, les négociateurs de crise des groupes spécialisés de police ou de gendarmerie sont des aides à la décision stratégique. Par leurs analyses, grâce aux renseignements qu’ils obtiennent au cours des échanges avec le preneur d’otage, avec les différentes hypothèses de négociation qu’ils proposent au directeur des opérations, ils éclairent ses choix stratégiques en lui permettant de trancher au mieux entre négociation et assaut. Ce positionnement « en recul » de la décision stratégique constitue un véritable avantage pour le directeur des opérations. Le négociateur, sans être impliqué  directement dans la responsabilité de la décision ultime, se préserve plus facilement des biais perceptifs qui pourraient troubler sa vision ou son analyse. Le négociateur peut aussi devoir prendre des décisions tactiques quand il n’a pas le temps d’en référer au décideur de crise, ou quand il est lui-même le directeur des opérations, comme c’est le cas sur des opérations de kidnapping dans des zones reculées ou mal desservies par les réseaux de communication. Dans ce cas, la question de la décision extrême est celle de la haute intensité et de son impact sur les choix faits.

 

Comment décider, avec à la clé des enjeux vitaux, sans être submergé par le stress, la pression, ou la peur de se tromper ?

Le négociateur de crise doit accepter trois nécessités non négociables : il doit décider, il doit accepter l’incertitude dans laquelle il décide, et il doit savoir comment ne pas subir la haute intensité qu’elle suscite.

 

La nécessité de décider

Dans la gestion des crises, il faut souvent décider dans des situations dans lesquelles il n’existe aucune bonne solution. Le mythe de la bonne décision a parfois amené des négociateurs de crise à attendre que les faits s’alignent sur ce qui semblait être la bonne décision, et parfois à attendre trop longtemps et à perdre l’initiative. Quand on gère un forcené retranché ou une prise d’otage, la bonne décision n’existe pas, et il faut savoir choisir la meilleure décision au moment où on la prend. Le pire serait de ne pas vouloir décider, car la décision n’a pas de contraire : ne pas décider, c’est décider de ne pas décider. C’est donc accepter de prendre la responsabilité que la situation décide d’elle-même. Un négociateur de crise ne peut pas se permettre de ne pas décider, c’est pour cela que le courage est une des qualités que l’on développe par la pratique et par l’entraînement. Le courage, c’est l’équilibre entre la peur de se tromper et l’audace de décider quand même.

 

Il est à noter que, dans un environnement d’incertitude, il vaut mieux décider vite que décider juste. À ce sujet, les analyses du colonel britannique Jim Storr sont tout à fait parlantes. Prenons deux entités opposées, dotées des mêmes moyens d’action. La première entité possède beaucoup de renseignements, lui permettant d’avoir 95 % de chances de prendre une bonne décision. La seconde entité n’a pas accès aux renseignements, la contraignant à n’avoir que 50 % de chances de prendre une bonne première décision. Cependant, la seconde entité n’ayant pas de renseignement à traiter, elle décide deux fois plus vite que la première, qui doit traiter les informations avant de faire son choix. Statistiquement, la seconde entité l’emportera dans plus de trois cas sur cinq car, si sa première décision n’est pas bonne, elle peut décider une seconde fois, alors que la première entité n’a pas encore décidé.

 

 

La nécessité d’accepter l’incertitude

Dans une négociation de crise, l’incertitude est l’ingrédient principal : les émotions des parties prenantes, les réactions au stress et à la pression, les dynamiques des groupes en présence sont autant de facteurs d’instabilité et d’aléas que le négociateur va devoir intégrer. Là encore, l’entraînement et le débriefing de la pratique font la différence dans la prise de décision en environnement d’incertitude. Le négociateur de crise doit développer un premier QI, son « quotient d’incertitude ». Il s’agit là de son degré d’acceptation de tous les paramètres aléatoires de la crise qu’il gère : on ne se met pas la pression sur les facteurs qui ne sont pas sous notre contrôle, même si on les surveille pour voir à quel niveau ils peuvent modifier la situation.

Le second QI que doit intégrer le négociateur de crise, c’est le « quotient d’insécurité ». C’est son degré d’acceptation de l’inconfort et de l’insécurité personnelle dans lesquels les facteurs aléatoires peuvent le plonger. Ce sont le plus souvent ses expériences et leurs débriefings efficaces qui vont façonner ce quotient d’insécurité.

 

Décider sans subir la « haute intensité »

Pour essayer de lever les points de pression que la haute intensité pourrait faire peser sur le négociateur dans son processus de décision, il faut passer la situation au crible du référentiel Criter®.

 

  • Compétences : ai-je la compétence technique pour comprendre ce qui se passe et décider efficacement ?
  • Ressources internes : est-ce que je sais gérer mon stress, mes émotions, sans que cela perturbe ma vision objective de la situation ?
  • Informations : ai-je les bonnes informations, vérifiées et actualisées, pour décider ?
  • Temps : ai-je le temps de prendre une décision réfléchie, ou dois-je prendre une décision dans l’urgence ?
  • Enjeux : l’enjeu est-il inhibant ou motivant ?
  • Ressources externes : ai-je autour de moi des personnes qui peuvent m’aider à comprendre la situation pour décider plus efficacement ?

 

Il est important pour le négociateur de crise d’accepter la solitude du décideur. Anatole France disait : « Pour prendre une décision, il faut toujours être un nombre impair et jamais plus de deux. » Quand vous devez prendre des décisions extrêmes, sous la pression du temps, des enjeux, des informations manquantes ou obsolètes, vous devrez accepter d’être jugé ou évalué après coup, par des personnes qui auront le temps, le calme, les informations nécessaires pour tout comprendre. C’est-à-dire tout ce que vous n’aviez pas au moment de décider. C’est l’apanage des décideurs extrêmes de savoir accepter cette sorte d’injustice avec flegme, et de garder le courage de continuer à décider quoi qu’il arrive pour sauver des vies.