Du télétravail à la télésurveillance

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Alors que le télétravail tend à devenir la norme, la question de la supervision du travail des salariés est toujours en quête d’équilibre, entre confiance et surveillance.

Par Frédérique Jacquemin

À chaque nouvelle vague de Covid-19 sa tendance au télétravail. Si les entreprises ont été prises de court à l’annonce du premier confinement, devant déployer des outils adaptés au travail à distance pour leurs salariés dans le but d’assurer la continuité de leur activité, la grande majorité d’entre elles se sont depuis équipées. En parallèle, une autre catégorie de logiciels s’est répandue dans le monde de l’entreprise à la vitesse du coronavirus et de ses variants : Hubstaff, Teramind, CleverControl ou encore Intergard et TimeDoctor, pour ne citer qu’eux, font partie de cette panoplie de nouveaux outils de tracking mis à disposition des dirigeants pour contrôler leurs collaborateurs. Suivi du temps passé sur l’ordinateur, consultation de l’historique du navigateur, contrôle des e-mails, enregistrement des frappes et des clics de souris (keylogger), surveillance de l’espace de travail via une webcam ou des captures d’écran, mais aussi suivi GPS de la position du salarié sur son téléphone portable quand il part en rendez-vous… Autant de fonctionnalités proposées par ces logiciels en plein boom pour permettre aux dirigeants de surveiller l’activité comme la performance de leurs collaborateurs délocalisés. Des moyens électroniques des plus sophistiqués et à l’efficacité prouvée, mais dont certains ont toutefois le vilain défaut de s’aventurer un peu trop sur le terrain de la vie privée.

L’ère des nouveaux Big Brothers ?

Si ces outils de tracking ont particulièrement le vent en poupe aux États-Unis, les entreprises françaises ont elles aussi tendance à endosser ce rôle de Big Brother sous des formes plus ou moins modérées. Parmi les moyens évoqués : le recours à des logiciels de surveillance des e-mails (37 %), de la navigation sur le Net (36 %) comme à des outils de collaboration (45 %). Sont également avancés les systèmes de vidéosurveillance (24 %), les webcams dotées de technologies de suivi du regard (25 %), ainsi que des logiciels d’enregistrement de frappes au clavier (20 %). Une mainmise sur les employés via l’IT qui n’a rien de nouveau en soi, le suivi des horaires, des résultats, de la productivité comme des conversations par le biais de tels logiciels ayant déjà été exploité dans le cadre du travail en présentiel. Mais une généralisation de ces pratiques à l’ère du télétravail n’est pas sans susciter des controverses, ni dessiner de nouvelles tendances dans le monde de l’entreprise.

 

Méfiance, utilité et turnover

Côté collaborateurs, la mise en place de tels outils est accueillie de façon on ne peut plus mitigée[1].

-59 % des sondés réprouvent la télésurveillance, avançant « la perception d’une infantilisation et d’un manque de confiance, une augmentation du stress, la crainte de l’intrusion dans la vie privée, le manque de liberté quant à l’organisation personnelle »

-41 % y voient des avantages, comme le fait de pouvoir « démontrer à leur employeur toute leur efficacité », permettant à celui-ci d’obtenir « un meilleur aperçu des opérations quotidiennes réalisées».

-Autres points positifs mis en avant par les « pro-télésurveillance » : une plus grande facilité à repérer « les erreurs et incidents » comme « les situations de harcèlement, de discrimination et autres conflits », à « calculer les heures supplémentaires », comme à pallier le manque de communication.

-40 % de ces employés estiment qu’en ayant un aperçu de leur travail leur hiérarchie pouvait les « aider à optimiser leur temps et à répartir les tâches ».

Un an plus tard, les pourcentages avancés par l’étude Vanson Bourne font apparaître que plus d’un salarié sur deux serait en adéquation avec ces nouvelles technologies de supervision. Pour 81 % d’entre eux, elles les rendraient même plus performants.

Pour autant, la mise en place de ces outils n’est pas sans son revers de médaille : selon les auteurs de l’étude, près de la moitié des entreprises ayant mis en place de telles mesures enregistrent un taux de départ (turnover) « plus élevé » ou « nettement plus élevé ».

 

Le manque de transparence en question

Dans les faits, un salarié sur trois déclare ignorer si l’organisation dans laquelle il travaille a mis en place ce type de dispositif. « En manquant de transparence et en mesurant leur productivité de façon aléatoire et uniquement à l’aide de chiffres, les employeurs peuvent rapidement miner la confiance de leurs salariés et risquent de voir leurs meilleurs talents partir, alors que nous sommes dans un marché extrêmement complexe et compétitif », avancent les protagonistes de l’étude. Une télésurveillance éthique ne devrait ainsi concerner que des aspects très concrets de la vie professionnelle, à l’instar des horaires de travail ou de l’historique de navigation. Dans tous les cas, la transparence, autant dans la communication que dans les objectifs à atteindre, semble s’imposer comme la ligne directrice à suivre.

 

 Télésurveillance : ce que dit la loi

L’accord du 26 novembre 2020 stipule que « si un moyen de contrôle de l’activité du salarié et du contrôle du temps de travail est mis en place, il doit être justifié par la nature de la tâche à accomplir et proportionné au but recherché, et le salarié doit en être informé ». Il doit s’agir d’une surveillance reconnue, admise et qui ne doit pas atteindre aux libertés fondamentales des collaborateurs, notamment en ce qui concerne leur vie privée. Par ailleurs, si de tels dispositifs sont mis en place, il convient de consulter au préalable le CSE (comité social et économique) des sociétés. Pour les entreprises de moins de 11 personnes salariées qui ne disposent pas d’une telle instance. Une utilisation personnelle de ces outils est par ailleurs tolérée, « si elle reste raisonnable et n’affecte pas la sécurité des réseaux ou la productivité », précise la Commission nationale informatique et liberté (Cnil), qui recense sur son site les exigences précises de certains aspects de la surveillance dans le monde professionnel et rappelle des principes essentiels communs au droit du travail et au RGPD (règlement général sur la protection des données). Par exemple, la capture d’écran à distance est considérée par l’autorité administrative indépendante comme « susceptible de n’être ni pertinente ni proportionnée, puisqu’il s’agit d’une image figée d’une action isolée de l’employé, qui ne reflète pas fidèlement son travail. » Il en va de même pour le keylogger, qui n’est pas le garant d’une meilleure productivité et tend vers le contrôle excessif non justifié.

[1] Etude réalisée par l’entreprise barcelonaise de conseil en logiciels GetApp[1] (2020)