Didier Pitelet : « Le leadership spirituel est d’avoir un dirigeant aligné sur lui-même »

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Dans son dernier livre[1], Didier Pitelet bouscule les concepts à la mode et dénonce la langue de bois de la communication des entreprises. Beaucoup de dirigeants peinent à incarner leur mission, coincés dans un modèle anglo-saxon hyper-consumériste. Pour l’auteur, le leadership spirituel est une voie de (re)conquête où l’humain est au cœur de toutes les ambitions.

 

Par Anne-Cécile Huprelle

 

 

Avec ce livre, vous donnez le sentiment de livrer une colère froide mais saine, tant vous incarnez votre propos.

Ce livre est pour moi une boussole car j’en ai assez de voir la tartuferie qui nous entoure. En tant que communicant, je suis lassé d’entendre des abus de langage, des éléments copiés-collés et formatés. Aujourd’hui, nous avons un modèle anglo-saxon primant sur tout et basé sur l’hyper-consommation. Mais il fait fi de l’humain ! C’est le règne de l’avoir sur l’être… Mais ce n’est pas notre culture européenne. L’alternative est donc claire : soit on est capable de faire émerger un modèle équilibré entre humains et performance économique, soit le modèle anglo-saxon gagne et on est assez mal. Jean-Dominique Sénard qui préface mon livre  est partisan d’une forme de combat. J’y apporte modestement ma petite contribution.

 

Vous dressez un constat général sur l’état de la société. Vous dites que s’il y a faillite morale, l’entreprise est concernée également.

L’entreprise est clairement complice. Ces dernières années, nous avons accouché de dirigeants interchangeables qui n’incarnent rien, qui communiquent tous de la même manière en suivant les injonctions de leur dir’ comm’ et qui sont, par ailleurs, drivés par leur propre CV et par la rentabilité économique de la boite. Le projet humain, l’ambition de construire avec des humains sont relégués au rang de « beaux discours de salons », mais on ne retrouve pas ces intentions sur le terrain. L’entreprise doit redevenir un sanctuaire ? À l’image de l’école, c’est un lieu inclusif censé rassemblé des femmes et des hommes de tout horizon avançant vers le même objectif. Hélas, l’entreprise aujourd’hui est soumise aux injonctions et aux grands principes. Deux exemples : la RSE et la QVT, j’applaudis ces deux concepts, évidemment, seul problème, depuis que ces concepts existent, il n’y a jamais eu autant de détresse, de burn-out, de désengagement … A part quelques rares exemples, l’entreprise est devenue un lieu de fausses promesses.

Anticipation sociologique et prospective sociale sont assez absentes dans les stratégies d’entreprise, plus encore dans les politiques RH. À quoi ont servi les budgets alloués aux prestations de consultants extérieurs ?

Récemment, j’ai publié une tribune dont le thème était « y’aura-t-il des DRH dans 10 ans ? » J’y expliquais que le sujet qui préoccupait plus le microcosme RH en ce moment était l’Intelligence générative et l’IA. Or, à mon avis, les défis à venir seront 100% humains. Le gros problème est que la fonction RH n’est pas au cœur du changement de l’entreprise, c’est une fonction faite de femmes et d’hommes de qualité mais qui sont très vite broyés par des injonctions économiques. Bien sûr, il y a souvent des budgets alloués sur des livrables palpables, tout ce qui est académique peut donner lieu à des budgets, mais tout ce qui est prospectif ne bénéficie d’aucun moyen. Je regrette que les enjeux de culture et de marque employeur ne figurent pas dans le compte d’exploitation des entreprises. C’est marginal. Et le temps alloué à la prospective est bien rare. Ce sujet me passionne éminemment, pourquoi ? Regardons les collèges : ce sont ces jeunes-là que nous retrouverons dans les entreprises dans 5 à 10 ans. Cette graine de futurs citoyens et salariés a déjà son monde, il faut l’anticiper. Aujourd’hui, il est nécessaire d’envisager cette génération de jeunes qui se sont repliés sur eux-mêmes, qui ont une culture générale largement inférieure aux cultures précédentes et qui sont mus par une forme d’individualisme lié à toute une série d’addiction. Nous avons perdu le bon sens et même, ce que j’appelle, le bon sens paysan. J’appelle de mes vœux un vrai plan de rééducation civique et professionnel avec lequel on renouerait des rapports humains normaux, fondés sur la considération.

 

Dans la formation même des cadres et dirigeants, quelle est la place des sciences humaines. Pourquoi tout est basé sur la gestion et la technicité ?

Parce que les grandes écoles sont clientélistes. Les entreprises n’étant pas mures sur ces sujets culturelles et spirituelles, demandent des techniciens. Le monde de l’enseignement est aussi devenu un énorme business. Depuis les années 80, on sait que le BAC n’a aucune valeur.  Du coup, un vrai marché se développe, ce sont les prépas postbac. Si on est bachelier, sans savoir grand-chose, il est préférable d’aller en prépa pour pallier les carences de l’éducation nationale. Les écoles ne sont pas du tout ouvertes aux évolutions sociologiques : la philosophie, les sciences humaines doivent y trouver ou retrouver une place. Toutes ces disciplines fondamentales dans la construction d’un individu doivent redevenir des bases. Aujourd’hui, vous avez des bacheliers qui, pour certains, n’ont jamais lus de textes fondateurs. Au XXIe siècle, il serait peut-être temps d’avoir des sociétés éduquées pour faire la différence entre spiritualité et religion …

 

Passons à vos propositions. L’altruisme, dites-vous, incarne l’état sublime du vrai leader. Comment pourriez-vous définir l’altruisme sans en faire une énième formule de communiquant ?

L’altruisme est clairement le gout des Autres. Au XXIe siècle, le vrai leader sera celui capable d’assumer son goût des autres et d’affirmer sa vision, d’où l’alignement tête-cœur-tripes, dont je parle dans mon livre, pour qualifier le leadership spirituel. La plupart des dirigeants dans des boites classiques, c’est-à-dire non familial, ont une feuille de route qui ne place pas l’humain comme priorité. On parle de productivité, de schéma industriel et financier, mais le schéma humain se retrouve dans un  gloubiboulga dans l’ère du temps.  L’altruisme est une valeur de leadership, l’humilité en est un autre. Le dirigeant sait qu’il tient sa légitimité et le dynamisme de son entreprise, de ses équipes.  Et si l’on veut avancer avec elles, le postulat c’est de les considérer. Car ce goût de l’humain aide à « refaire collectivité », il sublime le « pourquoi on est là », « pourquoi l’entreprise existe » et par ricochet «  pourquoi j’existe au sein de cette entreprise » ?

 

A-t-on les outils pour se poser ces bonnes questions, à une époque de lissement de la pensée, de formatage … ?

Non, et c’est pour cela que la Raison d’être est un élément différenciant. Je milite pour que l’entreprise ait droit à une discrimination cultuelle : elle doit être capable de dire « je ne suis pas faite pour tout le monde, comme tout le monde n’est pas faite pour moi ». Discriminer sur le plan culturel ce n’est pas rejeter l’autre, c’est lui donner les moyens de comprendre en quoi une entreprise est unique et l’amener à se positionner.

 

Pour vous, la Raison d’Être est le miroir de la médiocrité des états-majors des entreprises : vous y allez fort !

Je m’explique : après la Loi Pacte de 2019, beaucoup de grands groupes ont compris l’importance de la Raison d’être pour offrir une bonne image sociétale et rassurer leurs investisseurs. De nombreuses sociétés se sont contentées de sous-traiter la définition et la rédaction de leur Raison d’être à des agences de communication et de publicité ! Résultat : c’est bullshit, ça n‘incarne rien ! Et d’ailleurs, il y a très peu de DRH qui connaissent la Raison d’être de leur boîte, alors même qu’ils doivent bâtir un modèle de management et des rythmes de vie sur cette Raison d’être. Quand elle est structurée, la Raison d’être est une magnifique promesse : elle permet de se connecter à l’envie d’être des gens, elle donne des raisons d’être en vie. Le problème c’est que l’on place les dirigeants dans des zones d’inconfort : il est plus facile de parler de comptes d’exploitations et de stratégies techniques que de parler de Raison d’être. Le dirigeant a été formaté dans un moule et finalement, il ne sait pas se remettre en question. Le leadership spirituel est d’avoir ce même dirigeant aligné sur lui-même.

 

Dans ce numéro de People at Work, Anne Vermès nous parle de leaders inspirants qui ont un point commun : ces personnalités ont réalisé un vrai travail introspectif.

Cette réflexion est à propos : regardez le nombre d’humain qui passent à côté de leur vie dans l’entreprise. Je suis parfois surpris de voir des dirigeants qui, dans leur vie privée, sont des parents transmettant des valeurs, de la bien séance à leurs enfants. Et dès qu’ils arrivent sur leur lieu de travail, ils se transforment en bêtes à sang froid capables de hurler. Cela relève de la thérapie. C’est une dissonance complète avec soi-même. On ne peut pas être « inspirant » et « incarné » si on passe à côté de sa vie et de son job.

 

 

Les vocations de manager sont en baisse. Si je vous suis, c’est plutôt une bonne chose. L’envie d’être manager dans la typologie actuelle des entreprises des ne donne pas envie.

C’est ce que je décris quand je parle d’entreprise buissonnière ou de reconversion professionnelle à 28 ans. Les jeunes ont envie d’être entrepreneurs de leur vie. Car ce qu’ils voient ne les motivent pas.

 

 

La spiritualité se vit dans les actes. Et pour se faire, vous prônez l’établissement de rituels. Pouvez-vous nous expliquer ?

 

Quand je parle de rites et de spiritualité, je vais chercher ce qu’il a de plus profonds dans l’être humain. Depuis que nous sommes sur terre, nous n’avons eu de cesse de créer des spiritualités. Le fait religieux est récent. En revanche, la spiritualité est dans l’ADN le plus profonde de l’humain. Cela a structuré les tribus et une entreprise, c’est une tribu. A partir de là, dans la tribu-entreprise A, on ne vit pas forcément de la même manière que dans la tribu-entreprise B. En reprenant tous les grands moments de vie, on peut bâtir des rites exclusifs. Et ce ne sont pas forcément des choses très sophistiquées. Un exemple : le recrutement et le contrat de travail. Aujourd’hui, on passe d’une phase où recruteurs et candidats se sont rencontrés, séduits et découverts, puis, au moment du recrutement en tant que tel : le process RH prend le relais. Le contrat de travail est reçu par mail, charge à la personne de le signer… C’est une aberration culturelle ! Le contrat est quand même ce qu’il y a de plus engageant pour une personne. Qu’est-ce qui nous empêche de créer un rite très simple ? Le manager opérationnel peut faire venir son futur collaborateur, lui expliquer pourquoi c’est lui ou elle qu’on recrute, lui redire la motivation que l’on a à l’intégrer, lui rappeler la charte des valeurs… et ensuite, lui faire signer le contrat. Avec ce rite, la première étape de cette nouvelle vie professionnelle est humaine : on se fait confiance les yeux dans les yeux. Autre exemple : la fin de la période d’essai : dans l’immense majorité des boites, il ne se passe rien, c’est typiquement un rite manqué. L’arrivée d’un collaborateur doit être célébré, tel un rite d’initiation culturel. On croit qu’avec un livret d’accueil et une semaine d’intégration, la culture est acquise. Il n’en est rien. Pour intégrer une culture, il faut entre six et douze mois. L’entreprise s’étant déshumanisée, elle a retiré de son mode de fonctionnement ce qui était vital dans la relation et cela, il faut le réintégrer. Le leadership spirituel devrait grandement l’y aider.

 

 

 

 

 

 

 

[1] Pour un leadership spirituel assumé, Éloge de l’authenticité, Ed. Eyrolles