Dé-travail : de quoi parle-t-on ?

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C’est un mot qui revient sans cesse : notre société est celle du « dé-travail ». Contrairement aux apparences, « détravailler » signifierait « réfléchir à la place du travail dans la vie ». Une chose est sûre : le rapport au travail a changé et avec lui, celui de l’équilibre entre employeur et salarié.

Par Frédérique Jacquemin

Humain vs financiarisation

« La recherche de recentrage de la place du travail par les salariés », pour reprendre le sociologue Michel Lallement, n’est pas imputable au seul Coronavirus. Tout au plus celui-ci n’est-il que l’accélérateur d’une tendance amorcée au sortir des années 1980, marquées par le chômage de masse et la financiarisation des entreprises. Un tournant sociétal à partir duquel le travail, longtemps considéré comme source d’investissement et d’épanouissement personnel, a progressivement perdu de sa superbe.

« Les salariés français comprennent que le travail n’est plus au centre de tout, qu’il est possible de se réaliser autrement qu’à travers lui et surtout sans y laisser sa santé. Ce qui est rassurant, la France occupant la 2e place mondiale en matière de burn out », avance Gaël Chatelain-Berry, consultant. « Durant des années, les salariés ont été maltraités en entreprise. Tout le monde a en tête la vague de suicides de 2008 dans les grands groupes. Aujourd’hui, le rapport des forces a changé : le chômage a baissé, les CDI ne sont plus légion, et les individus n’hésitent pas à refuser une offre quand elle ne répond pas à leurs attentes. » Selon le conférencier et créateur des podcasts Happy Work, « les entreprises sont invitées à redécouvrir des choses évidentes que leur ont fait oublier les années 1980 : replacer l’humain au centre, accorder plus d’importance à ses salariés qu’à ses actionnaires. Attirer les employés, les fidéliser est un enjeu capital pour elles quand seuls 7 % d’entre eux se disent investis dans leur travail. » De « vivre pour travailler », les salariés français sont ainsi passés à « travailler pour vivre », 68 % d’entre eux considérant le travail comme une nécessité alimentaire[1].

Une reconnaissance autre que salariale

Reste qu’avancer des primes en guise de carotte pour mobiliser ses troupes ne séduit plus que 59 % des salariés (vs 83 % en 2002). « Les organisations visent encore à motiver les gens, alors que c’est le contrat moral entreprise-salarié qui change. Les collaborateurs ont besoin d’une reconnaissance autre que salariale, ce qui constitue un facteur d’engagement important en France », avance Valentina Urreiztieta-Terán, psychoclinicienne et directrice du pôle conseil et formation au sein d’Empreinte humaine. Car c’est bien sur cette reconnaissance, gage d’estime et de sentiment d’utilité, que vient se greffer la notion de sens au travail, où la raison d’être de l’entreprise et le rôle que l’on peut y jouer prennent toute leur importance. Les périodes successives de confinement et l’incertitude quant à l’avenir ont été des plus propices à faire émerger le fameux « Qui suis-je ? Où vais-je ? Que fais-je ? », autant sur le plan personnel que sur le plan professionnel. L’équilibre vie familiale-vie professionnelle est ainsi venu s’imposer comme une nécessité pour près de la moitié des salariés (vs 26,8 % en 2002). La sécurité de l’emploi s’est rangée au rang des préoccupations secondaires (29 % vs 43 % en 2002) et l’envie de quitter son entreprise, bien que stable, anime 32 % d’entre eux.

Management et individuation

« Ce pourcentage risque bien d’augmenter, le mouvement des grandes démissions que connaissent les États-Unis s’acheminant vers la France », ponctue Gaël Chatelain-Berry, pour qui la reconnaissance en entreprise, bien que n’en étant encore qu’à ses prémices en France, semble désormais s’imposer comme un impératif. « Si les organisations ne donnent pas aux salariés cette reconnaissance, si elles ne leur renvoient pas le sentiment d’utilité dont ils ont besoin, elles peuvent s’attendre elles aussi à des démissions en masse. Il y a une nécessité à comprendre que chaque individu a envie d’être considéré comme unique. » Pour rebooster l’engagement de leurs collaborateurs, les organisations françaises pourraient ainsi trouver leur salut dans « le management par l’individuation », prôné avec succès au Québec. « Les entreprises ont compris l’importance de former leurs managers sur les pratiques de reconnaissance, qui demandent d’être à l’écoute et disponible pour ses équipes », commente Valentina Urreiztieta. « Si les entreprises françaises comprennent cela, elles auront fait 90 % du chemin », conclut Gaël Chatelain-Berry.

 

[1] « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? »