Du déclic à la structure : L’entrepreneuriat féministe en action

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En 2026, la Fondation des Femmes fêtera ses dix ans d’action au service des droits des femmes et de la lutte contre les violences. Derrière cette réussite collective, une vision : celle d’Anne-Cécile Mailfert, militante devenue entrepreneure sociale, qui a su transformer l’indignation en structure, et la cause en impact concret.

Par Anne-Cécile Huprelle

Parlez-nous de la genèse de la Fondation des Femmes et quel bilan d’étape tirez-vous de sa première décennie d’existence ?

Je venais alors du secteur de l’économie sociale et solidaire, et plus précisément de l’entrepreneuriat social. J’étais fascinée par la capacité d’innovation de ce milieu, à faire émerger de nouveaux modèles, à créer de la valeur autrement. Mais ma cause de cœur, celle qui me faisait vibrer, c’était déjà les droits des femmes.

J’étais bénévole le soir, le week-end, dès que je le pouvais. Et ce que je voyais, c’était un secteur sous-financé, relégué, souvent cantonné à des petits locaux vétustes, alors même qu’il s’agissait de vies en jeu.

Le déclic est venu d’une directrice d’un centre d’hébergement pour jeunes femmes victimes de violences. Elle m’avait expliqué que la mairie de Paris pouvait lui attribuer un bâtiment, mais qu’il lui manquait 100 000 euros pour le rénover. Cette somme, énorme pour une petite association, m’a frappée : comment une cause vitale pouvait-elle dépendre d’un financement dérisoire ?

Je me suis dit alors qu’il fallait une structure dont la mission serait précisément d’aller chercher ces moyens. C’est ainsi qu’est née l’idée de la Fondation des Femmes : un outil de financement et de soutien pour tout un écosystème associatif.

Nous nous sommes inspirées de ce que faisaient d’autres grandes causes avec des collectes publiques, du mécénat d’entreprise, des événements solidaires. Et très vite, cela a fonctionné : chaque année, nous levions davantage de fonds, que nous redistribuions plus largement. Aujourd’hui, la Fondation a accompagné plus de 600 associations et reversé plus de 14 millions d’euros.

Vous revendiquez volontiers une approche entrepreneuriale du militantisme. Vous sentez-vous avant tout entrepreneuse ?

Complètement, oui. Je me sens profondément entrepreneuse sociale. J’aime avoir une idée de solution, la concrétiser, rassembler des gens autour d’un projet, convaincre, trouver des financements, manager une équipe. C’est tout cela que j’ai mis au service de la Fondation.

Dès le départ, nous avons structuré l’organisation avec un mode de fonctionnement fidèle à nos valeurs : dans la gouvernance, la manière de travailler ensemble, la façon de choisir nos partenaires, nos investissements. Aujourd’hui, je dirige, mais je laisse les équipes faire : elles sont compétentes, autonomes et totalement engagées. C’est une immense fierté de voir que la structure vit et prospère au-delà de moi.

Votre personnalité et votre présence médiatique ont beaucoup compté dans la notoriété de la Fondation. Est-ce une force… ou un risque ?

Les deux. C’est sûr qu’au début, les gens font plus facilement confiance à une personne qu’à une structure. La personnification aide à créer du lien, à incarner un projet. Mais elle comporte aussi des risques : l’exposition, le harcèlement, les attaques personnelles.

Très vite, nous avons donc voulu dépersonnaliser la Fondation. D’autres porte-parole interviennent désormais dans les médias ; nous formons les directrices à prendre la parole, à publier sur les réseaux professionnels comme LinkedIn, pour montrer la diversité et la richesse de nos profils.

Et quand j’interviens dans mes chroniques sur France Inter, je veille toujours à ce qu’on précise « présidente de la Fondation des Femmes » : ma voix doit servir la structure, pas l’inverse. Mon objectif, c’est la réussite durable de la Fondation. Je ne veux pas devenir un poids, ni que tout repose sur moi.

C’est pourquoi j’ai construit une organisation solide, capable de continuer à grandir sans dépendre d’une seule personne. Et puis, j’aime aussi garder des espaces pour d’autres projets : je suis co-commissaire, par exemple, d’une grande exposition au Mucem sur les maternités en Méditerranée, prévue pour 2026. Ces respirations me nourrissent, elles m’oxygènent.

Depuis 2016, le féminisme a profondément évolué. Qu’est-ce qui a le plus changé selon vous ?

La prise de conscience est spectaculaire. En dix ans, nous sommes passées de manifestations rassemblant 200 personnes à des marches de 50 000. C’est une révolution culturelle profonde, portée par une génération entière qui refuse le silence.

Les entreprises aussi se mobilisent davantage, tout comme les forces de l’ordre, qui ont beaucoup progressé dans leur prise en compte des violences. Le budget public des droits des femmes a triplé, passant de 26 à 70 millions d’eurosselon nos suivis. Ce n’est pas encore suffisant, mais c’est un signe tangible de changement.

Ce qui manque encore, en revanche, ce sont les réformes structurelles. L’État doit aller plus loin, notamment dans la justice, pour garantir la pérennité des avancées. La société a bougé ; maintenant, il faut que les institutions suivent.

Cela fait partie des nouveaux écueils auxquels vous devez faire face ?

Les réseaux sociaux sont devenus de véritables défouloirs, où se mêlent cyberharcèlement et idéologie masculiniste. Pourtant, dès qu’on aborde ces sujets avec humanité, on trouve encore de nombreux alliés, y compris parmi les hommeset dans tous les bords politiques. Les consensus transpartisans restent la clé des avancées durables.

Quels sont vos leviers d’influence auprès des entreprises ?

Notre Observatoire de l’émancipation économique publie des études : coût du couple, de la maternité, du divorce, de la séniorité… On anime un club de mécènes : après un gros chantier sur les violences conjugales en entreprise, on travaille sur la gender fatigue et comment y répondre sans backlash.

Des entreprises emblématiques s’engagent comme Saint-Gobain, Eiffage, des réseaux de transport… Et c’est bien souvent grâce à des femmes, en interne, qui portent le sujet.

Les femmes peuvent-elles avoir les mêmes carrières que les hommes ?

En théorie, les femmes peuvent aujourd’hui prétendre aux mêmes carrières que les hommes. En pratique, la réalité reste tout autre. Elles se heurtent encore au plancher collant, qui les maintient dans des postes peu évolutifs, notamment dans les métiers du care ou de l’accompagnement social, où les augmentations et les perspectives d’évolution sont rares.

Et, lorsqu’elles parviennent à gravir les échelons, elles butent souvent sur le plafond de verre : ces barrières invisiblesqui freinent leur accès aux plus hautes responsabilités.

À cela s’ajoute la charge domestique et familiale, toujours inégalement répartie. Le télétravail l’a révélé avec une acuité particulière : lui, installé dans un bureau fermé ; elle, jonglant entre la cuisine, les devoirs des enfants et les réunions en visioconférence.

La maternité, enfin, reste un facteur majeur de décrochage. Non pas par manque d’ambition, mais parce que le marché du travail n’a pas été conçu pour les mères. Tout ou presque, les congés, les horaires, les trajets, l’organisation même des entreprises, continuent d’être pensés selon un modèle masculin.

Les politiques de congé parental, l’accès aux crèches, la flexibilité des horaires et la prise en compte des distances domicile-travail sont pourtant des leviers essentiels si l’on veut vraiment garantir aux femmes une égalité de trajectoire professionnelle.

Et qu’en est-il du moment de la séniorité ?

C’est une période charnière, souvent synonyme de décrochage pour les femmes. Entre 45 et 65 ans, l’écart salarial se creuse à nouveau : en moyenne, elles perdent plus de 150 000 euros sur vingt ans par rapport aux hommes. À la retraite, le différentiel atteint encore 62 %.

Ce fossé s’explique par une combinaison de sexisme et d’âgisme : on pardonne difficilement aux femmes de vieillir, alors même que l’expérience et les compétences devraient être des atouts reconnus et valorisés.

Lorsqu’on me demande quel conseil je pourrais donner à des jeunes filles, je réponds sans détour : « si vous êtes hétéro, choisissez très bien l’homme avec qui vous allez vivre : votre carrière entière peut en dépendre. »

Quelles sont les prochains objectifs de la Fondation ?

Ils sont ambitieux…. Nous voulons d’abord doubler notre capacité de collecte dans les années à venir, pour pouvoir soutenir davantage d’associations et financer de nouveaux projets sur le terrain.

Ensuite, nous militons pour l’adoption d’une loi intégrale contre les violences sexuelles, qui protégerait à la fois les femmes et les enfants. C’est un travail de longue haleine, mené aux côtés de près de 150 associations, dont la moitié œuvrent dans le champ de l’enfance.

Ensemble, nous cherchons à faire émerger un cadre cohérent et complet pour mieux prévenir, accompagner et sanctionner.

Et puis, il y a les projets plus symboliques, mais tout aussi essentiels : créer un musée du féminisme, un lieu qui raconterait l’histoire, les luttes et les conquêtes des femmes, pour transmettre cette mémoire collective aux générations futures.

L’année 2024 a déjà marqué une étape majeure : la reconnaissance d’utilité publique de la Fondation. C’est une forme de consécration, la preuve que notre action s’inscrit durablement dans le paysage social et politique français.

Nous sommes également sollicités à l’étranger pour répliquer le modèle de la Fondation. Mais je reste prudente : pas question de « déshabiller ici pour habiller ailleurs ». Avant de penser à l’international, il faut s’assurer que la structure française reste solide et pérenne.

Être féministe aujourd’hui, pour vous, c’est quoi ? Un métier, une philosophie, une identité ?

J’aime beaucoup cette phrase : « Je suis féministe dès que mon comportement ne me confond pas avec un paillasson. » Elle résume tout.

Exister publiquement en tant que femme, c’est déjà une prise de position. Dans un système qui, souvent, cherche à nous effacer, à gommer les « e », à invisibiliser les voix féminines, simplement occuper l’espace, prendre la parole, être là, est un acte politique en soi.

Honnêtement, quand on regarde la réalité des chiffres et des situations, je ne vois pas comment on peut ne pas être féministe. Les inégalités sont trop flagrantes, les violences trop nombreuses, et les injustices trop ancrées pour rester indifférent.

Et quand on a des filles, cette conviction devient encore plus évidente : on ne se bat plus seulement pour soi, mais pour qu’elles puissent, elles, grandir dans un monde plus juste.