Le récit d’entreprise et la marque comme révélateurs

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À la RATP, le récit d’entreprise s’est écrit à plusieurs voix. Jean Agulhon son DRH et Jean-Louis Houpert, Directeur de RATP Infrastructures racontent comment cette démarche collective, ancrée dans la raison d’être du groupe, a transformé la culture interne et redéfini la marque employeur.

Par Anne-Cécile Huprelle

La marque employeur ne révèle pas forcément ce qu’est une entreprise, mais ce qu’elle veut être. Comment, à la RATP, faites-vous en sorte que le récit d’entreprise dépasse le registre du marketing pour toucher à quelque chose de plus vrai, de plus incarné ?

Jean Agulhon : Le mot clé, c’est « vrai ». Nous parlons plutôt d’authenticité que de marketing. On essaie de faire en sorte qu’il y ait le moins d’écart possible entre ce qu’on dit et ce qu’on est, et entre ce que nous promettons et ce que les gens découvrent en arrivant chez nous. Raconter les choses telles qu’on pense qu’elles sont, et pas telles qu’on rêverait qu’elles soient, c’est fondamental. La pierre angulaire de cette démarche, c’est le travail conduit sur la raison d’être, qui a servi de socle à tout le reste.

Jean-Louis Houpert : Donner envie à quelqu’un de nous rejoindre, c’est forcément, d’une certaine façon, un exercice de séduction. Mais cette séduction ne fonctionne que si elle parle vrai. Pour moi, une marque employeur doit assumer sa part de mystère, mais aussi sa part de faille. Si l’on présente une mécanique parfaitement huilée, sans aspérités, on prive les candidats de défis à relever. Or, beaucoup viennent précisément pour ça.

Le travail sur la raison d’être et l’élaboration d’un récit formulant ce qu’est l’entreprise ont impliqué des milliers de collaborateurs et des experts aux regards variés (sociologues, anthropologues, philosophes). Qu’est-ce que cette approche pluridisciplinaire et participative a révélé du corps social du groupe RATP ?

J.A. : L’objectif n’était pas d’inventer quelque chose, mais de révéler ce qui existait déjà. Nous avons d’abord pris le parti de faire contribuer le plus grand nombre : près de 7 000 salariés, via des entretiens et des ateliers. C’était le seul moyen d’embrasser la diversité des métiers, des horaires, des statuts, du « col bleu » au « col blanc », du jour à la nuit, de l’exploitation à l’ingénierie. Comme il s’agissait d’aller chercher du non-dit, nous avons aussi fait appel à des ethnologues, sociologues, anthropologues… Leur regard permettait d’identifier les écarts entre ce qu’on dit qu’on est, ce qu’on est réellement quand on nous observe, et ce qu’on écrit dans nos documents officiels. En résumé, ce travail a permis de faire passer beaucoup de choses de l’implicite à l’explicite : nommer ce qui se vivait déjà, mais n’était pas reconnu comme tel.

« Donner envie à quelqu’un de nous rejoindre, c’est forcément, d’une certaine façon, un exercice de séduction. » J.-L.H.

Comment ce travail a-t-il nourri, concrètement, la construction de la marque employeur ? Qu’est-ce qui a été conservé, transformé, simplifié ?

J.A. : Ce travail a d’abord été un accélérateur de compréhension interne. Pour ceux qui, comme nous, n’étaient pas « nés » à la RATP, il a permis d’entrer très vite dans la culture profonde de l’entreprise. Par exemple, l’« intérêt général » : à mon arrivée, tout le monde en parlait, mais chacun avec sa propre définition. La démarche de raison d’être a clarifié ce que cela signifie concrètement pour la RATP, et cette clarification nourrit directement notre discours de marque employeur. On a conservé ce qui faisait consensus dans les vécus : le service des villes, la contribution à la transition écologique, la fierté professionnelle … et on l’a simplifié pour le rendre partageable, sans effacer la complexité de nos métiers.

J.-L.H. : Pour moi, ce travail m’a permis de rattraper en quelques années 25 ans de vie ailleurs. Les ateliers de mise en récit m’ont donné accès, très vite, aux attachements profonds des collaborateurs. Ce récit irrigue ensuite très simplement la marque employeur, il donne des mots pour parler de ce qu’on vit déjà. Quand je recrute, je m’appuie sur ces éléments-là, l’intérêt général, les défis techniques, l’impact sur le quotidien de millions de personnes, plus que sur un discours publicitaire.

Lors de notre travail préparatoire, la dimension « polyphonique » des récits internes est apparue : ces mille histoires, ces voix singulières qu’il a fallu faire cohabiter dans quelques mots. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre cette diversité et la nécessité d’une parole unifiée ?

J.A. : C’est un de nos principaux défis. La RATP, c’est en effet une sorte de poupée russe de récits personnels et professionnels, des parcours, des histoires, des imaginaires très différents. Notre récit n’a pas vocation à unifier au sens de lisser. Il a vocation à fabriquer un sens commun dans lequel chacun peut retrouver un morceau de sa propre histoire. Nous sommes attentifs à ne pas écrire un discours trop « top-down », trop homogène, qui pourrait ressembler à celui de nos concurrents. On cherche plutôt à articuler les singularités autour de quelques invariants : l’intérêt général, le service rendu à la ville, la contribution à la transition écologique.

J.-L.H. : Il s’agit de créer de la connivence entre des mondes qui, spontanément, ne se croiseraient pas : l’ingénierie et la maintenance, l’exploitation et les fonctions support, le jour et la nuit. Une ingénierie ne vit pas sans maintenance, un exploitant ne vit pas sans mainteneur. Le récit doit rendre visibles ces interdépendances, et si possible les transformer en connivence, c’est-à-dire en sentiment de solidarité et de fierté partagée.

Créer un récit est donc une démarche d’apprentissage collectif, qui aide à mettre des mots sur ce que l’on vit. En quoi cette démarche a-t-elle permis aux équipes de mieux se repérer, d’agir ou de se projeter dans l’avenir ?

J.-L.H. : Pour moi, cela a été un formidable accélérateur de repères. En participant à ce travail, j’ai compris beaucoup plus vite ce qui faisait la singularité de la RATP et ce qui attachait autant les collaborateurs à cette maison. Ce n’est pas seulement un exercice intellectuel : c’est un voyage qui permet à chacun de se situer dans un destin collectif, de voir où il contribue.

J.A. : La raison d’être a aussi stabilisé certaines notions qui étaient très présentes dans les discours, mais peu définies. Pour revenir sur la notion d’intérêt général, par exemple, c’est devenu quelque chose de beaucoup plus concret. Cette clarification aide les équipes à se projeter : elles savent mieux « à quoi » elles travaillent, au-delà de la tâche immédiate.

Peut-on, dans une marque employeur, creuser en profondeur l’authenticité, laisser une place à la vulnérabilité, à ce qui ne va pas parfaitement ?

J.-L.H. : Oui, et je dirais même que c’est indispensable. La RATP a une façon très humble de parler d’elle-même, parfois trop humble par rapport à la complexité de ce qu’elle gère. Chaque minute, pendant qu’on en parle, des trains circulent, avec des enjeux de sécurité, de disponibilité, de performance. Cela impose une humilité naturelle : on sait qu’un incident peut arriver à tout moment. Je trouve qu’il y a un ton très vrai, très peu « surjoué », qui fait partie de l’ADN de l’entreprise. Nous n’avons pas besoin d’inventer des failles : elles existent, et c’est précisément ce qui rend notre récit crédible.

J.A. : Une marque employeur sans aspérités est une marque à laquelle on ne s’accroche pas. Révéler nos vulnérabilités, c’est aussi ouvrir des espaces de contribution pour ceux qui nous rejoignent : « voilà les problèmes, voilà les contraintes, on a besoin de vous ». C’est également une question d’honnêteté : la RATP gère des crises au quotidien. Si notre discours ne reflétait pas cette réalité, il serait démenti chaque jour par l’expérience.

Est-il possible de parler aussi de vos contraintes, de vos réalités de terrain, sans dégrader l’attractivité de la marque ?

J.-L.H. : Sur les métiers très exposés, comme le travail de nuit, les week-ends, jours fériés et horaires décalés, nous ne parlons pas forcément de « pénibilité » en tant que telle, mais nous n’édulcorons pas les contraintes. On essaie surtout de les compenser par un cadre qui parle de sécurité, de sens du travail, de soutien managérial. Le discours n’est pas: « ce sera facile », mais plutôt: « ce sera exigeant, et on va vous accompagner ».

J.A. : Et puis, on ne pourrait pas cacher ces contraintes bien longtemps. Un collaborateur qui travaille la nuit, qui commence avant l’ouverture du réseau ou finit après sa fermeture, s’en rend compte très vite… Si on veut éviter la déception dès les premières semaines, il faut être clair. D’autant que notre métier, c’est aussi de gérer l’imprévu : incidents, crises, travaux lourds de nuit, etc. L’authenticité est un impératif plus qu’un choix.

Comment cette raison d’être et cette marque employeur descendent-elles concrètement sur le terrain ? (Agents, managers, équipes de nuit… comment s’approprient-ils ce récit ?)

 

J.A. : La RATP est une « maison de verre »: plus de 70 % des salariés sont davantage en contact avec les clients qu’avec leur manager. Cela signifie que le récit se joue, avant tout, dans ces interactions quotidiennes. Quand un conducteur, un agent de station, un mainteneur explique son travail, il porte notre raison d’être bien plus qu’un film institutionnel. C’est là que l’authenticité se vérifie.

J.-L.H. : Ce récit descend aussi par le management. On ne parle pas tous les jours de « marque employeur » à nos équipes, ce n’est pas leur vocabulaire, mais on parle d’intérêt général, de fierté de service, de sécurité, de transition écologique. Par exemple, avec mes équipes d’infrastructure, je dis souvent, nous sommes des « créateurs de déchets » qui veulent devenir des « fournisseurs de matières premières »… c’est une façon très concrète d’incarner la raison d’être et la transition écologique, chantier par chantier.

À votre avis, qu’est-ce qui fait qu’un candidat est touché, ou non, par un récit d’entreprise ? Avez-vous observé un impact concret, ou des retours, sur les recrutements depuis la mise en place de votre démarche ?

J.A. : On voit clairement des candidats qui viennent pour des raisons d’alignement personnel. Ils ne viennent pas pour « gagner plus », ils viennent pour la mission. Sur certains profils types techniciens, cadres, ingénieurs, la proposition de valeur que nous faisons, avec cette raison d’être, est réellement différenciante. Les personnes en début de carrièreou en cours de carrière qui sont à la recherche d’un alignement fort entre leurs convictions et leur travail quotidiensont très sensibles à la proposition de la RATP exprimée par cette raison d’être et notamment par la fierté de contribuer à quelque chose d’utile.

J.-L.H. : Ce qui surprend le plus les candidats, c’est le champ des possibles. De l’extérieur, la RATP, c’est le conducteur de métro ou l’agent de station. Mais quand on soulève le capot et qu’on parle du prolongement de la ligne 14, de grands travaux patrimoniaux, d’ingénierie de très haut niveau, de la dimension internationale de nos activités dans 14 pays, ça change complètement la perception. Pour avoir fait des amphis dans des écoles d’ingénieurs, je vois bien que la RATP souffre d’un déficit d’image sur ce plan : personne ne dit spontanément que c’est une « incroyable boîte d’ingénierie ». Quand on révèle cela, on touche beaucoup de candidats.

On dit que faire le récit de l’expérience vise aussi à éclairer le futur à partir de l’expérience vécue, jusqu’à en devenir un outil stratégique. Qu’en pensez-vous ?

J.A. : Le récit a une fonction stratégique très claire : il fabrique de la cohésion dans un moment où l’entreprise s’ouvreà la concurrence et se reconfigure. Alors que le groupe se morcelle, disposer d’un récit commun est un investissement de long terme. C’est ce qui permet aux gens de continuer à se sentir appartenir à la RATP, même si certains passent demain chez d’autres opérateurs que l’EPIC. Je ne suis pas sûr que notre raison d’être change radicalement dans 40 ou 50 ans : servir les villes, permettre aux citoyens de se déplacer facilement et contribuer à la transition écologiquesont des horizons plutôt stables.

J.-L.H. : On peut se projeter assez facilement, il sera de plus en plus difficile de circuler en voiture dans les villes, donc de plus en plus nécessaire de développer le transport public. C’est une activité de long terme. Et puis, il y a une forme de robustesse : même si, par l’effet de l’ouverture à la concurrence, certains conducteurs quittent la RATP pour un autre opérateur, ils restent dans le service public de transport. Ils perdent un uniforme, mais pas leurs valeurs ni leur fierté de métier. De ce point de vue, le récit dépasse le seul nom de l’entreprise : il touche à une « métamarque » du transport urbain.

À l’heure où l’intelligence artificielle produit des formules en quelques secondes, quelle vision avez-vous de l’exercice de fabrication d’un récit ? Et comment faire en sorte qu’il se démarque ?

J.-L.H. : Spontanément, j’aurais tendance à dire qu’il y a quelque chose d’oxymorique entre IA et authenticité : plus on utilise l’IA pour écrire une marque employeur, plus on risque d’obtenir un discours lissé, consensuel, donc très éloigné de ce que nous recherchons : l’aspérité, le relief, la vérité.

J.A. : La question, pour moi, n’est pas tant « pour ou contre l’IA » que « à quel moment » on l’utilise. Si on s’en sert, en fin de parcours, pour tester des formulations, pourquoi pas. Mais ça n’aurait aucun sens de se passer de tout le voyageque nous avons réalisé pour aboutir à l’expression de notre raison d’être si on veut prendre un exemple concret: interroger 7 000 personnes, animer des ateliers, faire émerger des invariants, confronter les points de vue. C’est ce voyage qui fabrique l’adhésion.

J.-L.H. : Nous avons testé l’IA pour analyser les verbatims d’une grande enquête d’engagement : la synthèse était inexploitable, trop mélangée, pas assez nuancée. Nous avons dû revenir à des groupes d’expression « en vrai » pour comprendre ce que les gens disaient.

J.A. : À mes yeux, l’IA doit rester un outil d’éclairage, de recommandation. Quand elle commence à se substituer au jugement humain et à prescrire l’action, la frontière devient dangereusement floue. Notre responsabilité, c’est de la maintenir du bon côté : celui qui augmente notre capacité à comprendre, pas celui qui nous remplace.