Santé mentale : au-delà des discours, l’urgence d’un engagement sincère

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Alors que le bien-être au travail est devenu un argument clé des stratégies RH et RSE, les chiffres de la détresse psychologique dans le monde professionnel atteignent des sommets alarmants. Stress, burn-out, anxiété : les organisations peinent à transformer leurs déclarations en actions concrètes. Dans ce contexte, comment repenser l’entreprise pour qu’elle devienne un véritable espace de bien-être et d’épanouissement ? Une réflexion sur la nécessité d’un management incarné et d’un capitalisme responsable.

Par Didier Pitelet , Multi-entrepreneur. Auteur et spécialiste des enjeux de culture d’entreprise et de leadership.

Depuis une quinzaine d’années, les concepts sur le bien-être et la qualité de vie au travail se déve- loppent partout, avec les mêmes éléments de promotions et les

mêmes plans d’actions. Impulsés souvent par des cabinets anglo-saxons, les enjeux de QVCT (Qualité de Vie et des conditions au tra- vail) et de RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) font la une de la presse financière et corporate.

Le bien-être est devenu une donnée comme une autre dans les pages des rapports annuels des entreprises. Le seul problème, c’est qu’en miroir de toutes ces stratégies de bien être, il n’y a jamais eu autant de stress, de burn out, de détresse dans le monde professionnel, quels que soient les âges, quels que soient les secteurs …

Une étude Odoxa relayée par GAE Conseil souligne que 62% des Français sont concer- nés par un trouble de santé mentale. La moi- tié des actifs sont touchés contre 38% des inactifs. Anxiété, dépression, Burn out sont les principaux marqueurs.

Le livre de Jonathan Haidt, N°1 des ventes aux Etats Unis qui vient de sortir en France, « Gé- nération anxieuse » (Edition française Les Arènes) analyse les jeunes, leur détresse, leur taux de dépression sur fond d’hyper consom- mation de réseaux sociaux. +145% de dépres- sions depuis 2010 chez les filles, +160% chez les garçons ! +167% de taux de suicides chez les filles, 91% chez les garçons… Dans 5/6 ans cette anxiété débarquera dans le monde de l’entreprise avec le soutien des Psy et augure des lendemains qui vont déchanter.

Même si tout le monde s’accorde à reconnaitre les effets dévastateurs de la Covid, cela n’ex- plique pas tout, loin de là. La pandémie a été un accélérateur et un amplificateur de phéno- mènes bien antérieurs : montée de l’indivi- dualisme avec la génération Y qui s’est accé- léré avec les Z, impact croissant des réseaux sociaux qui remplissent de plus en plus un

vide existentiel, une rupture avec le monde professionnel classique qui avait démarré avec « l’entreprise buissonnière » (La révolution du Non, Eyrolles) pour aboutir aujourd’hui aux reconversions professionnelles à …28 ans… Depuis une trentaine d’année, les mutations sociétales pénètrent l’univers professionnel au point de le changer durablement. L’hyper-financiarisation qui, en France s’est accélérée avec la création du CAC40 en 1987, a progressivement déshumanisé les organi- sations. L’alignement sur les normes interna- tionales, venues la plupart du temps d’outre atlantique, a impacté fortement l’état d’esprit collectif.

Aujourd’hui, les entreprises se voient dictées leurs postures et même dans certains cas, leurs cultures, par les injonctions corporates de la finance, voire de certains mouvements tels le wokisme ou encore la cancel culture… Cette réalité qui heurte le politiquement cor- rect a généré un flot de dirigeants interchan- geables qui maitrisent parfaitement les élé- ments de langage de l’ère du temps sans rien incarner humainement. Un fossé sépare les dirigeants entrepreneurs créateurs de vraies valeurs tant financières qu’humaines des di- rigeants salariés ! Les premiers travaillent le temps long en ayant de la considération pour leurs équipes, les seconds gèrent le court terme avec en ligne de mire leur bonus avant toute considération.

Face à une crise morale inédite qui ébranle l’ensemble des piliers occidentaux, l’entre- prise apparait pourtant comme l’un des der- niers cadres structurés et structurant de la vie des citoyens. Mais cette dernière, même si son rôle est reconnu par les populations (Mouve- ment Ethic mars 2025), n’en est pas moins de- venu le miroir grossissant des maux humains

d’une époque qui cherche son cap.
« L’enjeu de la responsabilité sociétale de l’entreprise est aujourd’hui un enjeu civilisa- tionnel pour l’Europe. Face au risque d’être dé- finitivement moyée par le capitalisme anglo- saxon, l’Europe doit faire preuve d’unité pour défendre ses engagements des engagements sociétaux pour un capitalisme responsable ». C’est par ses mots que Jean-Dominique Se- nard, Président du Conseil d’administration de Renault Group, a commencé la préface de mon dernier livre « Pour un leadership spirituel assumé – éloge de l’authenticité » paru chez Eyrolles en 2024. Des mots qui rai- sonnent avec l’actualité.
Bien évidemment la fameuse quête de sens alimente depuis 20 ans les conversations, quête pour soi, pour les autres, pour l’uni- vers et j’en passe, nourrissant ainsi une abondante littérature. Mais à y regarder de près, le sujet est avant tout celui de l’incarna- tion ; incarnation d’un projet et d’une vision mais aussi incarnation managériale. A être dans le moule, on finit toujours par ressem- bler à une tarte !
Il est temps de sortir des injonctions du po- litiquement correct au profit d’un bon sens pragmatique dans nos organisations : Cessons une bonne fois pour toutes de parler de ressources humaines qui renvoie chaque femme et homme à une dimension de variable d’ajustement stressante et déprimante. Assu- mons les relations humaines.
Donnons du sens au récit culturel propre à chaque entreprise pour valoriser sa dimen- sion tribale qui sous-entend « en être ou pas ».
Incarnons un management culturel transpa- rent fondé sur des droits et devoirs assumés et sur l’exemplarité comportementale de haut en bas, de bas en haut de l’entreprise.

Valorisons les Dirigeants « habités » par un supplément d’âme qui fait de la considéra- tion portée à autrui une priorité et cessons de mettre en avant les cost killers travestis en humanistes qui n’ont qu’un mot à la bouche, frugalité. Frugalité des moyens, frugalité des sentiments.

Erigeons l’équilibre de la performance éco- nomique et de la performance humaine en étalon de la performance globale. Le toujours plus n’a aucun sens. Être le plus riche au cime- tière non plus !

Pour générer un environnement serein de croissance respectueux de l’Humain, l’en- treprise doit se penser et se donner à vivre en véritable tribu, avec des rites et des exi- gences propres. Ces rites doivent permettre à chaque salarié de se positionner en s’alignant sur lui-même. Dans « Pour un leadership spirituel – éloge de l’authenticité » (Eyrolles 2024) je dresse les enjeux d’une croissance raisonnable, bénéfiques à toutes les parties prenantes.

Aucun emploi, aucun salaire, aucun pa- tron, aucune entreprise ne justifie de perdre sa vie à la gagner. Travailler doit être avant tout source d’épanouissement, si on bascule dans une quelconque souffrance, persister n’a aucun sens, il faut juste se dire, soit que l’employeur ne vous mérite pas, soit que vous n’êtes pas à la bonne place, dans les deux cas, il faut prendre ses jambes à son cou et par- tir et choisir de se protéger pour continuer le chemin.

L’intégrité morale et physique d’une per- sonne ne doit jamais être mise en danger, il est de la responsabilité de la gouvernance de chaque entreprise d’y veiller. S’y engager met l’entreprise dans un cercle vertueux qui touche positivement toutes ses parties pre- nantes.

Certains aiment voir dans la performance économique, les produits, la raison d’être ou encore l’étendue géographique des formes de beautés capitales, alors même que ces beautés ne sont que le prolongement de la seule qui compte vraiment, celle des équipes.

La beauté des femmes et des hommes qui font entreprise par leur intelligence, leur énergie, leur engagement, leur joie de vivre aussi c’est exactement ce qui rend l’entreprise singuliè- rement belle. L’entreprise est un concept, les équipes sont une réalité.

C’est pourquoi, il est capital de lutter contre l’invisibilisation des visages, des êtres ou contre toute forme d’instrumentalisation au profit du recrutement ou de la communication interne.

Le rôle de chacun est souvent ramené à sa mission et à ses compétences. On est comp- table, informaticien, commercial (…) avant d’être un tel ou un tel. Mais en faisant en- treprise, les équipes sont censées faire unité ; unité de lieux et de culture. En portant le maillot de l’entreprise, elles lui donnent vie. Elles sont une tribu.

Rares sont les patrons qui ont l’humilité de souligner cette beauté vitale sans laquelle l’entreprise n’existe pas. Rares sont les Pa- trons à placer au-dessus de tout, leurs équipes. Rares sont les Patrons à les sublimer, non pas uniquement pour leur rendre hommage, mais tout simplement pour les remercier d’être là, car sans elles ils ne sont rien.

C’est particulièrement vrai dans les groupes où le politiquement correct prime sur les re- lations humaines, où tout est ficelé par des éléments de langage déconnectés de la vraie vie des vrais gens.

À l’inverse, il existe une multitude d’entre- prises pour qui la fameuse formule « notre richesse c’est l’humain » se vit pleinement, souvent en toute discrétion et en pleine har- monie.

Il est temps de révéler la beauté humaine d’une organisation, n’en déplaise aux finan- ciers et autres Cost Killer en chef qui rognent sur tout, au nom de la seule beauté des ratios ! L’exemple de l’exposition Gueules de l’emploi (galerie virtuelle sur www.gueulesdelemploi. fr) est édifiant. Elle ouvre, par l’art, la voie de cette reconnaissance en toute authenticité.

Derrière l’objectif de l’artiste Christophe Duron, aucun artifice, aucun plan de com, seule la vraie vie, celle que l’on regarde les yeux dans les yeux.

Il s’agit bien de cela en réalité, apprendre aux Dirigeants à regarder la beauté de leurs équipes, les yeux dans les yeux. Ils y ver- ront tout ce dont ils ont toujours rêvé, de la passion, de l’engagement, de la fierté aussi. Généralement, cette conscience est assez pro- noncée dans les entreprises familiales.

L’art ne triche pas ; la pureté de l’instant im- mortalisé non plus, car il révèle l’essentiel : la beauté du cœur de l’entreprise. Ce cœur même qui devrait guider l’action par l’usage du verbe le plus puissant, Aimer. Aimer son entreprise, aimer son job, aimer ses collègues, s’aimer soi-même.

C’est ce cœur-là qui attirera les Humains dont l’entreprise aura besoin pour grandir ; c’est ce cœur-là qui fidélisera les Humains que l’on veut garder ; c’est ce cœur-là qui, enfin, nourrira la réputation de l’entreprise. Tout le reste, à y regarder de près, ce n’est que du ba- ratin pour se donner bonne conscience.

Avoir de la considération pour chaque femme et chaque homme d’une entreprise passe par l’écoute avant tout et la reconnaissance. Chaque membre de la tribu doit être reconnu comme un maillon fort qui unit passé, présent et avenir.

En permettant à chacun d’être pleinement à sa place, l’entreprise lui permet avant tout d’être en place avec lui-même.