Économie Sociale et Solidaire : de l’utopie à la viabilité de la « troisième voie »
L’Ingénieur de recherche Timothée Duverger nous invite à repenser l’Économie Sociale et Solidaire comme une puissance innovante allégée de toute idéalisation. Par la voie de ses applications multiples, l’ESS peut répondre aux enjeux de transition écologique et sociale face aux modèles capitalistes, à condition qu’elle soit ancrée dans la citoyenneté et la justice
sociale.
Vos travaux et ouvrages forment un plaidoyer en faveur de l’ESS conçue comme une force transformatrice combinant innovation sociale, solidarité et engagement citoyen. Cela semble révolutionnaire et pourtant, l’ESS est ancienne…
Les formes économiques alternatives existent depuis longtemps. Dans la période contemporaine, cela s’est inventé dans les années 1830. Les cadres d’action existent mais sont méconnus, car ils ont été dominés tout au long du XXe siècle par deux idéologies : le marxisme et le libéralisme. Le monde communiste pensait que tout devait passer par l’État, la planification et la nationalisation, et le libéralisme valorisait l’individu, l’entrepreneur, la recherche de bénéfices. Il y a donc toujours eu peu de place pour l’Économie Sociale et Solidaire, qui incarne une troisième voie, car on est à la fois dans une logique collective et, en même temps, cela repose sur des formes de citoyenneté économique et sur de nouveaux besoins sociaux. L’ESS s’est développée, mais bien souvent cela a été invisibilisé. Les organisations se sont structurées sectoriellement, je dirais « en silo », en suivant les développements de l’État social. Voilà pourquoi nous avons l’impression que l’ESS existe depuis toujours et qu’en même temps, elle est souterraine.
Les entreprises mutualistes et coopératives, particulièrement, font la démonstration que le dialogue et le compromis sont possibles, avec leurs salariés, les territoires, les acteurs associatifs, les pouvoirs publics. Comment ne pas en faire des utopies non plus ?
Merci de le percevoir ainsi, car l’idéalisation est souvent un risque quand on touche à l’ESS ! La sublimation est réelle : les premières utopies sociales ont donné naissance à une part de l’ESS. Henri Desroche (1914-1994), le grand sociologue de la coopération, disait qu’avec l’ESS, les caravanes utopiques se mettent en route mais n’atteignent jamais leurs mirages. C’est très juste. Mais il faut ramener cela au poids des fonctionnements concrets. Particulièrement en ce moment : la question du travail et de son sens est très prégnante en France et, du coup, on surinvestit l’ESS comme si elle pouvait offrir des solutions à tout. C’est vrai et faux. Les modèles de l’ESS n’ont pas été pensés pour cela, à l’exception des Scop, ce sont des formes de gouvernance structurées autour de leurs usagers. La grande vertu des entreprises de l’ESS est que ce sont des espaces d’expérimentation, des mouvements qui répondent à des besoins et non pas à une recherche de bénéfices. Après, l’environnement économique, juridique, institutionnel dépasse l’ESS ; elle ne peut que s’y soumettre.
L’ESS est-elle une forme de militantisme ou d’acte politique ?
Oui, et ce sont des espaces publics, fondés sur une action citoyenne, mais l’ESS est traversée par plusieurs courants, idéologies et réseaux. Attention aux biais de représentations dans l’espace médiatique. Les grands représentants de l’ESS, parfois, défendent une conception libérale également.
Dans ce numéro, j’interviewe les dirigeants du Crédit Mutuel, de la Maif, de Coopérative U. Des gouvernances différentes mais un but commun. Comment pourriez-vous définir ce qui les distingue et ce qui les rassemble ?
La Maif est historiquement la première mutuelle d’assurance datant des années 30. C’est une grosse organisation qui a inspiré d’autres structures telles que la Macif. Le Crédit Mutuel trouve son origine dans la coopération de crédit née en Allemagne au XIXe siècle, et c’est aujourd’hui une banque qui s’est faite remarquée pour la création de son dividende sociétal consistant à redistribuer 15% de son résultat net à des initiatives de lutte contre le réchauffement climatique ou les inégalités sociales. Coopérative U, c’est intéressant, car nous sommes dans le commerce associé : pendant longtemps, ce qui a dominé dans l’économie sociale, c’étaient les coopératives de consommation, des individus sociétaires de coopératives, jusqu’aux années 80. Aujourd’hui, vous en avez très peu, car la plupart se sont effondrées face à la grande distribution. Dans le monde de l’ESS, ont survécu les coopératives de commerçants, associant des indépendants qui forment des entités commerciales dont les valeurs sont différentes. Coopérative U, en changeant de nom (jusqu’en 2024, Système U), réaffirme ce qu’elle est : elle participe au mouvement coopératif. Là où d’autres parlent de RSE, d’impact, au lieu de parler de mutualisme, U parle de coopération. La stratégie par rapport à l’ESS n’est pas la même. Certains souhaitent tout et certains réaffirment cette identité. Mais je crois que cette dernière est surtout présente dans de petites structures, qui sont ancrées dans les territoires et répondent au besoin en proximité.
Dans son livre, le patron d’AEMA, Adrien Couret, parle du statut de sociétaire comme un statut engagé, voire militant et d’avenir. Qu’en pensez-vous ?
Nous avons plusieurs niveaux de sociétaires : le bénévolat de gouvernance, les administrateurs, les délégués territoriaux qui vont dans les instances. Et à côté, vous avez le gros des bataillons qui sont appelés à voter. Et il existe une catégorie intermédiaire que les mutualistes gagneraient à mobiliser davantage : les bénévoles par projet. Il y a une dimension socio-politique avant une dimension socio-économique qui fonde le sociétariat. Mais cela reste pour partie abstrait, si cela se traduit par de l’apathie démocratique au sein des organisations comme peut l’illustrer le faible taux de participation aux processus électoraux.
Le terme « performance » est parfois utilisé dans le cadre des entreprises ESS, c’est un terme « chargé » : peut-on en trouver d’autres ?
Oui, il vaudrait mieux d’ailleurs… Et d’autres sont souvent utilisés. Pour parler de bénéfices, on parle d’excédents, on va inventer d’autres mots pour donner un autre sens. La question des mots doit être travaillée. Qui parle de performance ? Ce sont les grands dirigeants de grandes boîtes dans l’ESS. Et ils le font car ils doivent tenir la dragée haute à leurs homologues ou concurrents qui parlent de performance. C’est une recherche de légitimité vis-à-vis d’interlocuteurs qui ne sont pas dans l’ESS. Plutôt que la performance, souvent réduite aux dimensions financières, il faudrait parler de solidarité ou d’ « utilité sociale ». Avec l’ESS, la vision de la performance est plurielle. En la matière, il faut être tactique, tout dépend du contexte. Si vous êtes face à des chefs d’entreprises ou à Bercy, vous parlez de performance. Aux militants de base, vous parlez différemment. Mais l’idée derrière est importante : le modèle de l’ESS est viable économiquement. Il n’y a qu’à comparer les Scop et les PME : les premières ont des taux de survie et des niveaux de productivité plus élevées, mais aussi de meilleures conditions de travail.
Autrefois, les entreprises associées à l’ESS avaient l’apanage de l’inclusion, de la mixité, de la diversité, de la mission : les entreprises capitalistes et soumises à l’actionnariat évoluent également en ce sens. Peuvent-elles les concurrencer sur ces terrains ?
Du point de vue de la communication : oui… Par contre, avec un souci de grande transparence, je dirais que « raison d’être » ne veut rien dire… C’est purement déclaratif. Les missions, c’est un peu différent, mieux vaut être prudent sur la promesse des objectifs avec les risques juridiques et réputationnels associés. La constitution des comités de mission se fait à la discrétion de chacun, et son pouvoir est très limité. Est-ce que tout cela modifie le coeur business et les objectifs intrinsèques de l’entreprise ? Je ne pense pas. Quand vous regardez le Code civil, il est écrit que l’entreprise doit continuer à rechercher des bénéfices tout en prenant en compte les enjeux socio-environnementaux. Cela ne veut pas dire qu’elle doit y répondre, ce qui est l’ADN de l’ESS ! Donc, oui, il y a un mouvement de convergence dû à la pression de la législation française et européenne. Et il y a une pression d’en bas, des collaborateurs et des consommateurs. Mais on est quand même loin d’une homogénéisation. La démocratisation dans toutes les entreprises est quasiment impossible, car dès lors que vous touchez au sujet de la propriété, de la gouvernance et de la distribution de la richesse, le mouvement de convergence reste limité.
J’ai lu ailleurs que « le statut n’est pas une vertu ». Vous êtes d’accord avec cela ?
Tout à fait, mais le statut est quand même la base. Les statuts permettent de se mettre d’accord sur des fondamentaux, sur l’organisation des pouvoirs et des contre-pouvoirs. Au Crédit Coopératif, tous les ans, vous avez le vote du salaire des dirigeants, c’est très transparent. Et bien que ces rémunérations soient très inférieures à celles du marché, comme on est dans une banque coopérative, dans la banque de l’ESS, chaque année des sociétaires s’en émeuvent et critiquent les écarts de salaires. Ce sont ces espaces de débat, les contre-pouvoirs qui sont ainsi créés qui permettent de maintenir les valeurs de la banque.
Par rapport au recrutement : les opérateurs ESS attirent-ils suffisamment ?
Les Scop n’ont pas trop de problèmes de recrutement. Mais tout est lié au secteur d’activité. Vous avez des tensions dans le secteur médico-social, car c’est sous-payé et pénible. Après, du point de vue du statut, je ne vois pas pourquoi le reste de l’ESS serait plus attractive. Même si les gens sont en recherche de sens, ce qui est son principal levier, si les conditions de travail sont mauvaises, la démotivation arrive.
Vous positionnez l’ESS comme une norme souhaitable dans le cadre de la transition écologique. Les organisations concernées ont donc davantage d’impact ?
Les deux limites que je vois à la question de l’impact, c’est qu’elle occulte l’organisation démocratique sans laquelle elle n’existerait pas. Et qui dit impact dit mesure d’impact. L’autre problème concerne les coûts associés, de temps et d’argent, et qui peuvent être lourds pour des petites structures. C’est un désavantage par rapport aux grosses entreprises Sur la question de l’impact écologique, l’ESS n’a pas été pensée pour. Les cadres d’action ont été pensés pour prendre en charge les besoins sociaux. Mais, depuis l’émergence de la question écologique dans les années 70, ces statuts s’avèrent tout à fait adaptés à la transition écologique. Et beaucoup de citoyens qui veulent s’engager dans cette transition le font à travers l’ESS. C’est pour cela qu’à mon avis, l’ESS ne devrait pas parler de transition écologique mais de transition juste. L’ESS propose d’articuler la question sociale et la question écologique : ce sont ses points forts et différenciants.
En termes de management démocratique : quelle entreprise vous a le plus marquée ?
Il y en a beaucoup, je pense à Enercoop, la coopérative d’énergie renouvelable, structurée en régions. Leurs équipes fonctionnent en sociocratie, avec des prises de décisions collectives sur tous leurs territoires. Cette gouvernance horizontale garantit la responsabilité de chacun sur sa tâche. Dans le secteur de l’aide à domicile, je peux vous citer Buurtzorg : l’expérimentation avait été réalisée aux Pays-Bas. Une forte autonomie avait été donnée aux auxiliaires de vie ; ces derniers pouvaient s’organiser entre eux pour leurs interventions, leurs calendriers. Cette flexibilité réduisait largement le turnover. Et ce modèle a été implanté en France, comme chez Alenvie. Voici des exemples où les modes d’organisations horizontaux ont fonctionné.
À quoi pourrait ressembler l’ESS dans 20 ou 30 ans ? Pensez-vous qu’elle puisse réellement devenir une norme dominante dans notre économie, et si oui, sous quelles conditions ?
Oui, car le capitalisme a un acte de naissance, il peut aussi avoir un acte de décès, comme tout régime socio-économique. Quelles seraient les conditions pour que l’ESS devienne une norme ? En ce moment, de par le monde, on peut observer une montée des régimes autoritaires qui, historiquement, sont peu favorables à l’ESS. Le destin de cette dernière ne peut qu’être contrarié, car elle est liée à la démocratie. Le déploiement de l’ESS suppose des alliances au sein de l’ESS même : construire des projets sur les territoires, expérimenter, innover, démontrer la force de cette philosophie. Et s’allier avec les pouvoirs publics locaux et nationaux.
L’économiste Claude Alphandéry, qui nous a quittés en 2024, considérait l’ESS comme une résistance…
Claude était lui-même résistant, il pouvait employer ces mots. Demain, si vous avez l’extrême droite au pouvoir en France, l’ESS serait clairement un espace de résistance et de combat. Mais l’Histoire n’est pas finie. Ses derniers mots résonnent encore : « Agissez comme si vous ne pouviez échouer ».