L’Oeil de … Jacques Attali
L’économiste, écrivain et haut fonctionnaire français croit plus que jamais en l’entreprise régénérative. Déjà, en 2012, Le Président de la Fondation Positive Planet et du groupe A&A avait présidé la commission pour l’économie positive. Il y prônait une économie au service de l’intérêt général pour les générations futures.
Vous êtes un économiste consulté dans les plus hautes instances depuis près de 50 ans. Aurait-on dû mieux prévoir les défis auxquels est confrontée l’entreprise aujourd’hui ?
Nous pouvions et à certains égards, j’ai alerté. Bien sûr, il y a eu des erreurs de jugement, mais je me souviens qu’en 2009, alors que certains pays étaient ravagés par la grippe H1N1, j’avais déjà mis en garde contre les conséquences économiques de l’avènement d’un virus mondial et la chute des marchés boursiers. Il m’était important de souligner qu’une prise de conscience devait advenir avant une crise sanitaire et pas après. J’espère que la prise de conscience planétaire de 2020 n’est pas arrivée trop tard. Il est encore possible de refonder une autre forme de société non construite sur l’égoïsme et le profit. La société de demain doit faire évoluer la légitimité de son autorité. La légitimité fondée sur la religion, la force ou l’argent me semble dépassée.
Quelle est la légitimité d’une entreprise ?
La finalité d’une entreprise n’est pas le profit, c’est un des moyens de sa survie pour attirer les capitaux et garder ses collaborateurs. La finalité de l’entreprise est le service. Mais lequel ? Il y a des services que j’appelle « l’économie de la mort » qui sont des services qui détruisent l’humanité et il y a les services de l’économie de la vie. La clé d’aujourd’hui est de savoir si on fait partie d’une économie de la mort ou de la vie. Depuis la crise sanitaire, l’importance des secteurs que j’estime prioritaires est devenue cruciale : la santé, l’éducation, l’hygiène, l’agriculture, le digital, la distribution, l’aménagement du territoire, l’énergie propre, le recyclage, le logement, et quelques autres secteurs, comme le crédit et l’assurance. Et certains ont été relégués au second plan : l’automobile, l’aviation, la chimie, le pétrole et une partie du tourisme. Ces domaines-là sont écologiquement désastreux et humainement catastrophiques. Sans de nouveaux investissements dans l’économie de la vie, la catastrophe annoncée sera plus rude et plus longue.
Une entreprise étant associée à « l’économie de la mort », comme vous dites, peut-elle se transformer ?
Beaucoup ont commencé à comprendre que le profit est suicidaire s’il n’est pas mis au service de choses plus grandes. Je crois au concept de l’altruisme intéressé, c’est-à-dire que les décideurs agissent si cela correspond à leurs intérêts propres. Et pour que ce soit dans leur intérêt, il faut qu’ils comprennent que la société et les consommateurs, les épargnants, les travailleurs, les citoyens en ont envie. Ces décideurs ne font que suivre ce que les autres souhaitent… Donc, si les consommateurs demandent une alimentation saine, des transports et énergies propres, les politiques et les entrepreneurs trouveront les opportunités de produire ou de faire produire une alimentation saine. De la même manière, si les consommateurs comprennent que changer de voiture tous les deux ans, cela n’a pas de sens, que s’acheter des vêtements de manière frénétique toutes les semaines non plus, les grands industriels de ces secteurs adapteront leurs offres.
Aujourd’hui on parle d’entreprises à impact, d’entreprises à mission, si l’on vous suit, pourrait-on parler d’entreprise positive ?
Oui et une entreprise est positive si elle travaille dans l’intérêt des générations futures. Par définition, elle doit faire partie du secteur de l’économie de la vie, cela ne représente même pas 50 % du PIB. Et 50% du PIB n’est pas dans l’économie de la vie. Certaines entreprises ne faisant pas partie de l’économie de la vie font tout ce qu’elles peuvent pour s’en sortir. Hélas, les mutations en cours sont beaucoup trop lentes au regard des enjeux d’aujourd’hui.
Les attentes sociétales vis-à-vis de l’entreprise sont importantes. La communication et la capacité d’incarnation du dirigeant vous semblent-elles cruciales ? La responsabilisation, appelée par Jean-Dominique Senard est-elle une des clés ?
La responsabilisation, oui, mais elle en peut être que si la légitimé est accepté par la direction qui donne un sens par la qualité du travail et la qualité de la rémunération. La responsabilité n’a de sens que par rapport à la mission que l’on remplit. Le management est en crise car il est trop vertical. Cela est dû à l’histoire de France, pays d’origine rurale, de rente et dans lequel le mode de commandement pyramidal a du sens, tandis que dans les pays maritimes, les organisations sont plus fluides, basées sur le réseau, le sens du changement, de l’innovation, du mouvement… La nation française est rurale, foncière, monarchique et donc pyramidale et on a transféré ce modèle dans l’organisation de l’entreprise. Celle-ci s’est construite sur le modèle de l’église.
Mais l’Église est désacralisée…
Tout comme l’État. Ce modèle ne peut fonctionner qu’à partir d’une aventure qui a du sens. La légitimité de la direction se trouve dans le sens qu’elle donne au travail et dans sa façon légitime et crédible d’offrir un avenir qui ne soit pas la répétition du passé. Or, dans la société française, il y a un phénomène de plus en plus grave, à savoir, la confiscation de l’avenir. La mobilité sociale est bloquée. Vous commencez au SMIC et vous n’avez pas de perspective de monter à plus d’une fois et demie le SMIC.
Cela explique un certain détachement des plus jeunes ?
Les jeunes nous semblent détachés car ils n’ont pas d’espoir. J’identifie quelques causes à cette désespérance : la solitude, la frustration de ne pas avoir accès à un certain nombre de choses, l’anxiété à l’égard du monde qui vient. Il y a une volonté très grande d’avoir du sens et le sens ne peut se trouver dans une vie où l’on est totalement refermé sur soi-même. Cela suppose de prendre conscience des autres, de découvrir le plaisir de partager. Cela peut se trouver dans la coopération au sein du milieu associatif comme de l’entreprise. Si des jeunes se sentent aliénés au travail, c’est qu’ils ne trouvent pas une solution à leur désespoir, par manque de sens collectif. Au début du XXe siècle, on passait environ 40 % de notre temps au travail, aujourd’hui, on passe moins de 10%, télétravail compris. L’entreprise en tant que telle a beaucoup moins d’importance. Une des façons de fuir le travail pour les jeunes c’est de le considérer comme une activité secondaire : hélas, ce n’est pas une bonne chose. Car nous fabriquons le monde et si la vie ne consiste plus à créer, c’est catastrophique. La question centrale est : en quoi ce que je fais à une utilité pour les générations futures : c’est la seule question que l’on se doit se poser.
La perte de ce que certains nomment « la valeur travail » : est-ce un faux débat ?
Absolument et c’est complètement faux. Dans l’une de mes activités, nous aidons les entreprises à faire naitre dans leurs jeunes générations de collaborateurs, parmi les meilleurs, un désir d’avenir. Et il n’y a absolument pas de découragement, au contraire, dans les entreprises qui ont du sens, qui sont exigeantes, dans la rémunération et la considération de ses employés, il n’y a pas cette perte de motivation. Si les entreprises sont toujours gérées d’une façon militaire ou monarchique, la bataille est perdue, en revanche, si l’entreprise est gérée en donnant du sens en permanence, en phase avec l’intérêt de la société, cela change la donne. Si je peux parler de ce que je fais, avec fierté, à mon compagnon ou à ma compagne, alors c’est gagné. Si je ne peux pas, alors mon action me semble dépourvue de valeur. J’aime poser cette question aux plus jeunes : pourquoi serez-vous dans cette entreprise dans dix ans ? La réponse tourne toujours autour de l’utilité sociale, environnementale de l’entreprise, de la perspective de carrière, de l’environnement de travail, du management jugé bon ou mauvais. L’idée que les jeunes ne veulent rester que quelques années dans l’entreprise et qu’ils changeront quoi qu’il arrive, ce n’est pas vrai.
Et vous ? Quel a été le sens de votre travail, de vos activités multiples ?
Je n’ai jamais travaillé. Je n’ai jamais eu le sentiment de travailler. Parce que j’aimais fournir des efforts pour parvenir à mes objectifs. J’ai trouvé beaucoup de plaisir dans l’effort lui-même. C’est un dépassement de soi en tant que tel. Vous savez, je ne suis doué pour rien : ni en maths, même si j’ai fait les meilleures études possibles, ni en musique, alors même que je dirige des orchestres symphoniques dans le monde entier. Mon secret : j’éprouve un plaisir infini dans le travail.
Ce plaisir de l’effort peut-il être inculqué ?
Bien sûr, c’est ce qu’en anglais on appelle « the grit », en français, la niaque, c’est la seule chose que l’on devrait enseigner. Je ne crois pas au QI. Ni au diplôme. Je crois à la niaque.