La RSE : un grand bluff managérial ?
La responsabilité managériale souffre d’un défaut originel qui ne prend personne par surprise.
En 2021, l’éviction du PDG charismatique de Danone, Emmanuel Faber, sous la pression de fonds d’investissement, n’était pas juste un fait divers économique, une nouvelle conjoncturelle, une illustration des péripéties, des tribulations du jeune statut d’entreprise à mission. C’était une illustration parfaite des limites de la bonne volonté en entreprise, « instrument » qui se révèle insuffisant face à un réel de plus en plus complexe et inhospitalier pour les vœux pieux. Ce que j’ai alors nommé « l’effet Faber » ou les limites de la bonne volonté pour transformer les organisations, ne peut trouver meilleur terreau que la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Est-il possible d’être responsable dans un management de marché ?
Tout choix managérial pleinement efficace a pour objectif de satisfaire les exigences du marché économique. De sa satisfaction découlent la rentabilité et la pérennité des entreprises. C’est un truisme de le dire.
Dès lors, les choix managériaux sont le fruit de combinaisons permettant à l’organisation de produire le modèle qui satisfait le marché économique à un instant T par le truchement de biens et/ou de services donnés. Ce modèle managérial n’a donc pas comme objectif premier d’être « responsable » mais d’être pleinement efficace pour satisfaire un besoin économique donné.
Sauf exception, dans les associations ou dans certains services publics, le choix managérial, loin d’être neutre, est dicté, volens nolens, par la décision de satisfaire le marché. Malgré l’offre exponentielle de modèles managériaux auréolés d’humanisme et de responsabilité, il serait bien naïf de penser que les choix de gouvernance sont dictés par la providence ou par la recherche du bien commun qui transcenderait toute considération autre.
Manager une entreprise est un acte politique !
Le management est donc loin d’être neutre comme nous aimons à le penser, car manager, c’est travailler le divers, lequel n’a jamais été aussi complexe : efficacité à court terme vs soutenabilité, citoyen vs consommateur, cœur vs raison, intuition vs pensée, préservation de l’environnement vs croissance…
Manager, c’est agir politiquement : le manager doit chercher à « préserver le sens des ensembles » pour satisfaire des objectifs de différentes natures, souvent contradictoires dans un commerce temporel donné : se situer hic et nunc, en se projetant à partir du passé tout en donnant des gages au futur.
Ainsi, un management absolument efficace d’une entreprise est antinomique avec une responsabilité sociale. Le maximum d’efficacité justifie le minimum de responsabilité et même le minimum de liberté, comme l’avait bien vu Bernard Charbonneau, comparse de Jacques Ellul et écologiste avant l’heure. La RSE met en exergue la tension entre toute velléité de responsabilisation et le prix qui va avec. La responsabilité a toujours un prix. Il est illusoire de penser qu’on puisse être responsable à peu de frais, c’est une vue de l’esprit.
Ainsi, on peut diriger efficacement, à partir de choix, d’actions efficaces qui produisent l’effet et les résultats attendus, sans pour autant le faire convenablement – c’est-à-dire d’une manière soutenable qui convienne aux personnes et à la société.
L’effet Faber est-il inéluctable ?
Pour éviter de « bricoler dans l’incurable » et d’être pris dans cet effet Faber, il est nécessaire de comprendre qu’agir avec responsabilité et humanité ne se décrète pas dans une organisation : la finalité d’une organisation n’est ni le vrai, ni le beau, ni le bien, mais la capacité à exécuter efficacement l’ordre reçu. Autrement dit, il n’y a pas de sagesse spontanée dans une organisation qui serait la traduction d’une force irrésistible de responsabilité ou d’humanité. La sagesse organisationnelle n’existe pas : seul un homme dont les idéaux surpassent les instincts (Paul Valery) et conscient des risques qu’il prend peut être sage, car il y a toujours un prix à payer.
En outre, il est nécessaire de sortir du mythe de la solution qui permettrait d’être « responsable ». On n’apporte une solution qu’à un problème technique ou mathématique. Seul un « arrangement » est de mise, c’est-à-dire toute action permettant un compromis acceptable eu égard aux données du « problème », qui respecte les parties prenantes et qui ne sacrifie pas le futur pour le présent. L’arrangement, c’est la concrétisation de l’éthique de la non-puissance dont parlait Jacques Ellul.
Enfin, la mise en pratique d’une éthique de la non-puissance nécessite un changement des représentations et une éducation sérieuse. Tant que dans les lieux de socialisation nous continuerons de faire comme si, disait Karl Kraus, Dieu avait d’abord créé le producteur, puis le consommateur, et après l’Homme, le management continuera d’être une technique de pouvoir, avec l’injonction de ne décider qu’en fonction des intérêts de ce dernier. Sans une hominisation des femmes et des hommes, nous continuerons de nourrir l’illusion qu’une solution technique (statut à mission, comptabilité inclusive, système de bonus-malus…), aussi pertinente et utile fût-elle, pourrait à elle seule permettre de répondre aux enjeux de responsabilisation sociale et environnementale des entreprises.