Pour une parole dirigeante éclairée

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En recensant les évolutions qui ont traversé les fonctions d’encadrement depuis les années 1960-70, la sociologue Scarlett Salman pose le constat d’une « reformulation du commandement autour du

leadership et d’une mobilisation du “potentiel” par le sens. »1   En contrepied d’une posture

hiérarchique imposante, en surplomb sur un groupe, l’idéal du leadership est désormais aimant, tirant les individus vers le haut.

Or, cette capacité à aimanter se trouve aujourd’hui traversée par de nombreux enjeux.

 

Par Rose Ollivier et Camille Richard , The Boson Project

De la crise du leadership

Le dernier baromètre Whistcom et Opinionway 2 pose un verdict interpellant : la parole dirigeante ne convainc plus les salariés. La moitié d’entre eux, plus précisément.

Il existe une défiance à l’égard des pouvoirs institués. L’écrivaine Doris Lessing explique ce déclin moderne de l’autorité en écrivant que l’« espérance collective » porte en elle « la fatalité de la

déception. »3   Puisque s’enchaînent et se multiplient les stratégies, puisque les dirigeants se

succèdent aussi vite qu’ils n’arrivent, les salariés sont les seuls à encaisser les frais d’un changement permanent. Il y a l’impression d’une promesse violée, d’une attente mille fois déçue et mille fois réactivée. Spontanément, c’est avec défiance que sont interprétées les promesses dirigeantes. Face à des dirigeants qui multiplient les changements de stratégie, ont du mal à prioriser à l’agenda les promesses de réinvention du monde économique, les mots des dirigeants ne valent plus car ils portent en eux un espoir maintes fois déçu.

La critique est aisée, l’art est difficile, le tout en raison de ce décalage entre les promesses de réinvention du monde économique et le réel pouvoir d’action dirigeant.

 

Englués dans le court terme et les tergiversations, les grandes visions tardent à se réaliser, les engagements à se concrétiser. Cet état de fait fragilise la capacité de mobiliser par le sens, apanage du leader contemporain. Les dirigeants sont traditionnellement des figures clés de l’embarquement des corps sociaux. Or, cette figure d’autorité semble abîmée. À l’heure du désengagement en masse, ce constat résonne singulièrement, questionnant nos modèles de leadership dans des organisations déjà fragilisées.

Comment permettre aux décideurs de retrouver du pouvoir d’influence ?

 

N’hésitez pas, décidez

 L’accélération du monde et l’instabilité du contexte ne prédisposent pas les dirigeants à embarquer les corps sociaux vers des lendemains audacieux.

De surcroît, de nouveaux modes de travail mettent au défi l’aura des dirigeants. Aujourd’hui, le bureau se polarise. En ne pratiquant plus leur métier sous un même cadre spatial et temporel, les salariés s’éparpillent. Pour la prise de parole du dirigeant, cela place la barre d’autant plus haut que

« Plus le lieu de travail se fragmente et les salariés d’une même organisation travaillent depuis des endroits différents, avec des horaires différents, plus le lieu commun doit signifier quelque chose. »4 Parce qu’il est garant du commun, le dirigeant se voit d’autant plus incombé de la responsabilité de fédérer de façon efficace.

C’est donc désormais un pré-requis majeur d’agir en cohérence et de prioriser avec audace. Une enquête réalisée pendant la pandémie montrait que 63% des répondants en activité avaient vu leur perception de l’entreprise évoluer au gré de cette crise. Cette évolution était majoritairement conditionnée par la posture du dirigeant. Lorsque l’évolution était positive, cela tenait à une prise de décision perçue par les travailleurs comme ‘forte’ et ‘rapide’.5

En réalité, face à un contexte incertain, il s’agit parfois de choisir l’avenir plutôt que de le prédire. Le philosophe Luc de Brabandère rappelle ainsi que la stratégie n’est autre qu’une « hypothèse de travail »6, un pari, une orientation plutôt qu’une autre. À l’instar d’un chef d’orchestre, le dirigeant n’hésite pas, il tranche, décide et agit en conséquence.

Pour ce faire, ses convictions doivent être fortes.

 

Doutez, sondez, sondez

 Les critiques adressées par les salariés aux prises de parole dirigeantes pointent aussi une certaine déconnexion dans leur contenu.7 Pour être fortes, les convictions des dirigeants doivent être ancrées dans la réalité de ceux qu’il commande.

Deux ingrédients majeurs prédisposent à cette pertinence : le doute et l’écoute.

Luc de Brabandère continuait ainsi : « Un dirigeant ne peut pas hésiter, mais il doit toujours douter. »8 Hypothèse figée pour un temps, la stratégie répond à un contexte précis mais ce dernier arrivera à échéance. Pour identifier le temps venu de cette échéance, il faut savoir douter. Dès lors, devra se manifester une autre hypothèse, donnant lieu à une nouvelle stratégie, en adéquation avec le nouveau cours des événements. Le dirigeant doit exercer avec une rigueur de la nuance, ajustant et réajustant la trajectoire de son organisation quand il le faut. C’est ce qui fait toute la difficulté de l’art de diriger.

Au doute régulier du dirigeant doit donc s’ajouter une forme de lucidité qui, elle aussi, permet de trancher. Il s’agit alors de sortir de la solitude du décideur pour se frotter au réel car la stratégie ne s’éprouve parfois jamais mieux qu’auprès de ceux qui la mettent en œuvre. René Char définit la lucidité comme la « blessure la plus rapprochée du soleil »9 : douter en tant que dirigeant c’est accepter de voir les failles et les dérives du cap choisi… Pour mieux les réajuster.

À ce titre, nous ne pouvons que recommander les sondes qualitatives. Alors que les baromètres quantitatifs peuvent avoir tendance à gommer les aspérités et les signaux faibles, il convient de creuser en profondeur les sujets. Le recours aux tiers de confiance est aussi clé, pour s’approcher de la vérité sans les potentiels effets de cour.

 

“Parlez vrai”, jouez franc jeu

 L’expression “parler vrai” recouvre l’importance du langage. Utilisée par l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon dans Le Bon Gouvernement, elle honore les politiciens qui parlent pour expliquer une direction, dessiner un horizon et rendre compte de leurs actions.

L’analogie est intéressante car “parler vrai” suppose de croire en la maturité de son auditoire.

 

Une telle réalité vaut aussi pour le dirigeant d’entreprise.

 

Ainsi, nous souhaiterions insister sur ce dernier élément-clé : la transparence de l’information. Pourquoi et sur quoi faut-il être transparent ?

D’après notre même baromètre, un salarié sur deux estime que son dirigeant ne s’adresse pas suffisamment à lui.10 Pourtant, à plusieurs égards, la prise de parole du dirigeant est cruciale. D’une part, elle établit un lien de confiance. D’autre part, elle éclaire le salarié sur l’objectif de son travail.

Parler de la situation, même si elle est difficile, c’est soulager les salariés en nommant l’éléphant dans la pièce : les collaborateurs sont rarement hermétiques aux problèmes et mettre des mots sur les maux a un pouvoir d’apaisement.

Ensuite, c’est leur donner le pouvoir d’agir : en ayant une compréhension éclairée de la situation, ils peuvent ancrer leur travail quotidien dans un projet clair, ce qui est bien souvent source de motivation. D’ailleurs, si l’occasion se présente, ils pourront davantage contribuer à la résolution d’un problème s’il est identifié. Loin de discours qui tendent parfois à se codifier, certains cas de figure nécessitent d’expliciter le nouveau virage stratégique, cause de changements d’organisation (fusion entre équipes ; restructuration interne ; nouvelle identité de marque…). Ainsi qu’en attestent les derniers chiffres de la DARES : lorsque les salariés connaissent une modification de l’environnement de travail sans information ni consultation préalable, cela accroît l’insoutenabilité du travail11. Au contraire, lorsque le salarié reçoit une information suffisante et adaptée concernant ce changement, ou lorsqu’il est informé et consulté lors de sa mise en œuvre, l’effet est réduit.

Finalement, la transparence est une porte ouverte aux sursauts d’engagement car le discours du dirigeant ne porte pas seulement une vision, il transcende les conditions d’exercice du métier. En expliquant pourquoi faire les choses ainsi, il devient aussi plus simple de comprendre comment les faire.

 

Pour conclure, nous souhaiterions vous partager ces mots du philosophe Paul Ricoeur « Il faut résister à la séduction d’attentes purement utopiques ; elles ne peuvent que désespérer l’action ; car faute d’ancrage dans l’expérience en cours, elles sont incapables de formuler un chemin praticable dirigé vers les idéaux, qu’elles situent ailleurs. Des attentes doivent être déterminées, donc finies et relativement modestes, si elles doivent pouvoir susciter un engagement responsable. »12

 

1Scarlett Salman, Aux bons soins du capitalisme : le coaching en entreprise, Presses de Sciences Po, Paris, 2021.

2Baromètre Whistcom et Opinionway, « Les salariés et la parole de leurs dirigeants », 08/11/2023.

3Doris Lessing, Dans ma peau. Autobiographie, 1995.

 

5The Boson Project, In(tro)spection du travail, juin 2020

 

6Luc De Brabandere, Dirigeants : n’hésitez pas, mais doutez toujours !, Les Echos, novembre 2022.

7Baromètre Whistcom et Opinionway, « Les salariés et la parole de leurs dirigeants », 08/11/2023.

8Luc De Brabandere, Dirigeants : n’hésitez pas, mais doutez toujours !, Les Echos, novembre 2022.