Le Grand Entretien : Maurice Lévy, Président du Conseil de surveillance de PUBLICIS

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Son goût du travail, du risque et de la prospective, ses racines nourries par un sens aigu de la loyauté et de la
transmission ont fait de ce dirigeant français l’un des plus influents de ces cinquante dernières années. Aujourd’hui,
l’agence de publicité parisienne qu’il a rejointe, il y a un demisiècle est devenue un géant mondial. Le communicant disert, et pourtant très discret lorsqu’il s’agit de lui-même, témoigne d’un leadership moderne mais ô combien français, centré sur un certain esprit de famille.

Par Anne-Cécile Huprelle

Revenir sur votre parcours, c’est y remarquer un détail émouvant. Au début des années 70, vous rejoignez Publicis, une agence qui « faisait rêver tout le monde » dites-vous. La marque d’une entreprise avait encore un sens. Aujourd’hui moins. Est-ce aussi votre ressenti ?
Je ne partage pas totalement votre point de vue. Le rêve est bien là mais il a changé, il est multiple. L’entreprise était le point d’ancrage, aujourd’hui, le rêve est davantage présent dans l’aventure entrepreneuriale. Chaque fois qu’il y a une disruption, que des créateurs apportent quelque chose de nouveau, cela emporte les gens et les amène à rêver. Regardons ce qui s’est passé au milieu des années 1990, avec SFR, à l’époque, c’était le début de la téléphonie mobile, tout le monde imaginait que cette aventure aurait un impact sur la société. Ce qui était vrai. Le secteur a offert de multiples belles
aventures. Dans d’autres branches moins innovantes, c’est l’existence de patrons charismatiques ou visionnaires qui changent la donne. Par leur impulsion, des dirigeants comme Michel-Edouard Leclerc ont transformé leur entreprise,
jusqu’à l’industrie même. Et puis, nous avons le cas des entreprises familiales qui offrent une expérience encore différente aux salariés. Le rêve peut se trouver partout. Il suffit de vouloir rêver.

Publicis donne l’impression de porter une histoire familiale. Comme si les dirigeants se succédaient de père en fils…
C’est drôle ce que vous dites car nous nous définissons comme une entreprise familiale de dimension mondiale et structurée autour des valeurs familiales. Le 27 septembre 1972 fut la pire date de notre histoire : un incendie s’est
déclaré au sein du siège. Pratiquement tout avait brûlé. Après que les cendres aient refroidi et que nous repartions à la conquête, je me souviens lors de mes présentations aux prospects, je leur expliquais que si tout avait été détruit, il
subsistait l’esprit, la magie de Publicis, comme lorsque la société était encore encapsulée dans notre magnifique immeuble qui venait de partir en fumée. Etait-ce du bluff ou de la conviction ? Ni l’un, ni l’autre. L’esprit et les valeurs n’étaient
pas partis en fumée. L’esprit étant celui de Marcel Bleustein-Blanchet et les valeurs, celles qu’il nous avait inculquées. Publicis a vécu un incendie ravageur, des difficultés, un développement international, la disparition de son fondateur en
1996… Et pourtant l’esprit de Marcel a été préservé, celui d’un aventurier du siècle à venir, capable de traverser et d’épouser toutes les innovations du XXe siècle : l’aviation, la télévision, les médias, la publicité. Avec un sens aiguisé de
l’avenir. Il a toujours su se projeter, pour notre secteur et pour la créativité propre. Quant aux valeurs de Publicis, elles sont profondément basiques et humaines. Il n’y a rien de cérébral ou d’extraordinaire : c’est le respect, l’honnêteté,
le travail bien fait, la création d’une collectivité humaine. Dans le tout premier discours auquel j’avais assisté, en 1971, notre fondateur parlait du respect dû à nos collaborateurs. Quelle avant-garde ! Aujourd’hui, ceux-ci se sentent encore
valorisés, comme appartenant à une famille où chacun a sa place et son rôle. Nous sommes un family business à l’échelle mondiale.

Est-ce le sentiment d’être considéré et reconnu qui a poussé l’ingénieur en informatique que vous étiez à monter dans l’immeuble en feu pour sauver son outil de travail ?
Un sentiment d’inconscience surtout ! La soirée avait démarré tranquillement, je sortais d’un dîner, je remontais les Champs-Élysées et là, je vois les flammes… La partie où se situaient les ordinateurs était encore intacte. Je décide d’y
entrer, contre l’avis des pompiers. Ils m’ont même mis à terre pour m’en empêcher. Je m’insurge, je pense au travail colossal réalisé par mes équipes depuis des mois, et à l’entreprise. Mon objectif ? Sauver ce qu’il y a à sauver. Je veille
quelques heures, les badauds s’éloignent et vers 4h du matin, je fais le tour, je trouve une veste en cuir et un casque… L’un des pompiers laisse entrer ce qu’il pense être un coéquipier. À l’intérieur, tout est noir, l’odeur est âcre, la fumée est
étouffante. Je monte au premier étage, je casse une fenêtre et je jette tout le matériel informatique que je peux sortir, à savoir, les bandes magnétiques, les sources et programmes, les schémas de logiciel que l’on avait développés.
C’est ce très peu de chose et énormément de travail qui a permis à l’entreprise de redémarrer.

Personne d’autre qu’un patron ou son héritier n’aurait réagi de la sorte…
Honnêtement, c’est de l’inconscience et aussi le fait que j’ai surtout pensé à mes équipes. J’avais déjà développé un attachement profond pour cette entreprise, alors que je n’y travaillais que depuis un an et demi. À ce moment-là, je n’avais
pas l’impression d’être particulièrement brave. La récompense c’est que ça a marché. Tous les exercices de sécurité effectués ont produit leurs effets, le fait que j’ai pu entrer et sortir le matériel a permis à l’entreprise de repartir. Quelques
jours après : tous les collaborateurs disposaient des campagnes, dossiers et répertoires sur lesquels ils travaillaient. Les salaires ont été payés, ainsi que les fournisseurs. Les clients ont été facturés. L’incendie a eu lieu le 27 septembre : le 2 octobre, tout roulait à peu près normalement. C’est objectivement un tour de force qui a été réalisé avec toutes les équipes qui se sont données avec abnégation, passion et un dévouement incroyable.

Aujourd’hui, retrouverait-on la même ardeur ?
Objectivement, je me pose la question. Pourrait-on avoir des gens qui, pour sauver leur entreprise, feraient cela ? Je ne sais pas. Je suis incapable de savoir si l’on peut trouver le même type de « dévotion ». Car cela dépasse le dévouement. Nous avons sacrifié énormément de choses pour que l’entreprise puisse fonctionner. Je ne peux pas résumer en quelques phrases tout ce qui a été fait. Et soyons clairs : pas seulement par moi. Toutes les équipes se sont dépassées, que dis-je, surpassées.

Y compris du temps sur votre vie de famille ?

Bien sûr, d’autant plus que, dans les semaines qui ont suivi, plusieurs alertes à la bombe ont été signalées dans les autres établissements. Nous étions tous préoccupés et reliés les uns aux autres, par téléphone. Ce moment a été assez
pénible pour chacun de nous, nos familles. On était réveillés à quatre heures du matin par une fausse alerte. Et on repartait de plus belle !

Cet acte fondateur vous a valu la confiance de
Marcel Bleustein-Blanchet. Une fois à la direction, quelles compétences et qualités humaines
attendiez-vous de vos collaborateurs ?
J’ai fait beaucoup de recrutements dans ma vie. Même lorsque j’étais Président du Directoire, je ne rencontrais pas uniquement mes futurs collaborateurs directs, car je pensais qu’il fallait rester au contact des gens. Qu’il s’agisse de
créateurs, de directeurs de clientèle ou de chefs de publicité, il était important que je les voie et les choisisse en vertu de leur expérience, de leur talent mais surtout de leur personnalité. Je « faisais passer à la question » si j’ose dire. L’entretien
était un peu curieux car il ne suivait pas un schéma déterminé, il n’était jamais le même car je m’adaptais à la personne. Je recherchais des personnalités suffisamment fortes, capables de s’opposer, de me dire les choses sans fard, de comprendre ma pensée et de l’enrichir. En dehors de leurs qualités d’exécutifs, il fallait qu’ils aient une personnalité suffisamment riche et dense pour avoir le courage de s’opposer à une décision, d’aller vers des idées nouvelles et … de douter.
C’est primordial pour aller au bout des possibilités.

Était-ce aussi pour vous la garantie d’insuffler la culture d’entreprise dont vous aviez hérité ?
Oui, car j’ai toujours pensé que j’étais là pour développer et transmettre les valeurs de Marcel Bleustein-Blanchet. Je n’étais pas là pour moi mais pour l’entreprise et je n’avais aucun problème à me sentir responsable vis-à-vis de la
famille fondatrice. L’entreprise c’est quoi ? Des personnalités morales. Mais si l’on s’arrête à cela, on est dans un monde virtuel. Ce qui fait sa force, c’est, l’ancrage dans un pays, car je crois à la francité de l’entreprise française,
l’ancrage dans l’histoire du fondateur et dans la collectivité des parties prenantes ou des stakeholders. Tout cela forme une « famille » au sens large qui entoure l’entreprise. Prenons un autre cas : un distributeur, qu’est-ce que c’est ?
C’est un fondateur. Par la multitude des magasins et des consommateurs, on peut penser qu’il est perdu dans une forme d’anonymat. Il n’en est rien. Chaque distributeur a une personnalité très marquée. Carrefour a vécu un moment difficile
après leur fusion avec Continent car ils avaient perdu leur personnalité et ils n’arrivaient pas à la retrouver. Même la collectivité des clients ne se retrouvait pas. Depuis quelques années, cela va beaucoup mieux. On voit bien que cette
dimension « immatérielle » de la relation à l’entreprise est bien réelle pour les collaborateurs,
les partenaires, les clients et consommateurs. L’âme de l’entreprise, sa culture, ce ne sont pas
des mots de publicitaire. Ça existe !

Vous parlez de spécificité française. Le modèle anglo-saxon s’est diffusé dans notre conception du management et dans divers process. Jean-Dominique Senard dit se battre pour un capitalisme européen responsable, alternative
au capitalisme anglo-saxon. Quelle est votre position ?
L’anglo-saxonnisation existe et continue de pénétrer les entreprises à travers le monde. Déjà parce que les grandes entreprises mondiales étaient anglo-saxonnes avant tout ! Marcel Bleustein-Blanchet a créé Publicis en 1926, une
petite agence au-dessus d’une charcuterie. Cette année-là, trois agences s’ouvraient à Paris, dont
deux américaines. La dimension internationale était naturelle pour elles. Ce qui n’était pas encore le cas des entreprises européennes. Et puis, dès les années 60, le management à l’anglo-saxonne s’est imposé, accompagné par le
marketing américain, la publicité… Rappelons que la publicité en France n’y était pas valorisée comme ailleurs, bien au contraire, ici, nous étions dominés par la publiphobie… J’ai ressenti ce clivage culturel lorsque j’ai lancé Publicis dans
la bataille mondiale. Non seulement notre agence était française mais toute sa créativité en était imprégnée. Des agences concurrentes se sont mises à épouser le modèle américain. Ce fut le cas de Havas Advertising, de WPP en Angleterre.
Alors, contre toute attente, j’ai décidé de prendre le contre-pied de cette vague en créant le concept de la différence, lui-même repris de Marcel Bleustein-Blanchet qui disait « la publicité crée de la différence ». Je suis allé plus
loin en disant : « je crée de la différence, je m’en empare pour m’opposer au modèle homogène américain ». Notre positionnement à l’époque : La différence qui crée de la préférence.

Marcel Bleustein-Blanchet disait également qu’un message publicitaire doit résonner dans le cœur, la culture, les attentes et le quotidien des gens. Que vous inspirent les copier-coller en matière de communication des entreprises ?
C’est vrai que la mode a longtemps été de suivre le modèle dominant américain qui s’est imposé dans les universités américaines. En vérité, on s’en moque de tout cela : la forme, les méthodes… Ce qui compte dans la communication, c’est la sincérité, le sujet des méthodes est second. Il faut aussi se méfier des modes. Il fut un temps,
l’entreprise était paternaliste, jusque dans les années 50-60. Avec 1968 et la mode hippie, ça a été rejeté et maintenant, ça revient sous la forme de bienveillance : c’est une sorte de paternalisme ! En réalité, il faut être simple et authentique dans chacune des démarches : le respect, la non-discrimination, la chance donnée à tous de s’épanouir dans son intégrité personnelle. Marcel Bleustein-Blanchet a nommé la première femme Directrice générale dans les années 30, la première femme Cheffe de publicité dans les années 50. Et ce n’est pas parce que l’on cherchait à appliquer des règles inspirées d’un wokisme absurde ou à mettre en œuvre des recettes tirées d’un catalogue. Non, on était tout simplement et
authentiquement respectueux de la personne.

Y a-t-il autant de candidats qui attendent à la porte de Publicis ou, comme partout, le recrutement est-il devenu plus difficile ?
Cela a toujours été difficile de trouver de grands et bons talents. Nous sommes une entreprise ultra-moderne, ultra-avancée et avec un leadership reconnu et dynamique, je parle d’Arthur Sadoun, Président du Directoire, pas de moi, et
nous avons la chance d’être perçu comme tel. On reste une entreprise attractive. Malgré cela il n’en demeure pas moins que c’est compliqué. En effet les talents sont rares et les rêves, je le disais, multiples : les équilibres vie professionnelle-vie
privée, le sort de la planète, l’avenir du monde, l’autre… Les candidats ont autre chose dans la vie que d’être centrés sur l’entreprise, le job. S’il faut reconnaître que la tâche est plus ardue pour les entreprises, c’est mieux pour la société et
ses grands équilibres.

À un moment dans notre conversation, vous vous êtes souvenu d’avoir « travaillé jours et nuits » : c’est encore possible pour des salariés ?
Je pense que oui, je pense que cela existe mais je ne suis pas certain que ce soit aussi répandu que dans le passé. La valeur travail n’a pas la même importance qu’avant. À un moment donné, les gens vivaient pour travailler, aujourd’hui, ils
travaillent pour vivre. Le travail occupait une place considérable pour se réaliser. Ce n’est plus le cas. L’épanouissement personnel prime. Je ne le dis pas avec la nostalgie d’un passé révolu. Les valeurs évoluent il faut l’accepter et s’adapter. Et
c’est bien ainsi.

Vous me parliez aussi de « dévotion » envers votre travail. Cela n’a pas été compliqué d’être
aussi présent dans les deux sphères intime et professionnelle ?
Si je suis très honnête, il y a eu une période où je remplissais très bien mon rôle de mari et de père et il y a eu une période, dense, où j’ai moins bien accompagné ma femme et mes enfants. Pendant la période de construction de ma carrière, j’ai été absent, c’est vrai. Mais si je regarde les choses sur la distance et dans l’ensemble, je ne m’en
suis pas trop mal sorti. Et d’ailleurs, ma vie familiale a toujours été riche et équilibrée. Et cela, je le dois à mon épouse.

Cela vous choque qu’aujourd’hui des candidats évoquent leur rôle de parent au même titre que
leur poste professionnel ?
Vous avez dit tout à l’heure qu’il y avait quelque chose de familial à Publicis. On s’est toujours préoccupé de la vie des gens : la santé, les enfants, les vacances, les grands rendez-vous de la vie. C’était Marcel, c’était moi mais c’est aussi
Arthur. Il y a un continuum entre les trois grands dirigeants du groupe. Une anecdote : après l’incendie, j’avais recruté une vingtaine de personnes et je trouvais utile de les réunir lors d’une journée nommée « Welcome ». Lors de la
première édition de ce rendez-vous, Marcel a fait un discours en le terminant par ces mots : « soyez heureux ou partez ». Je n’ai pas compris… Ils semblaient si confiants alors que j’avais eu tant de mal à les recruter… Marcel m’a alors rappelé que ces collaborateurs passaient plus de temps au bureau qu’à la maison : « s’ils ne sont pas heureux, ce n’est bien ni pour l’entreprise, ni pour eux ». Nous sommes en 1975. Et Marcel avait raison. Surtout qu’avec moi, les salariés ne passaient pas huit heures par jour mais plutôt douze… Aujourd’hui, c’est autrement et il faut l’accepter. Est-ce que les entreprises auraient pu se bâtir de la même façon ? Je n’en sais rien. Toutefois, regardons les startups, toutes ces valeurs anciennes : elles y sont. Oui, on va faire attention à la qualité de vie des salariés, à l’environnement et aux grands équilibres … Tout ceci est intégré d’entrée de jeu, mais ils bossent comme des malades… Parce qu’ils veulent réussir, parce qu’ils ont un projet qui leur tient à cœur. Au moins au début. Le rôle de l’entreprise a changé : on attend d’elle qu’elle continue de former les collaborateurs, qu’elle fédère, qu’elle joue un rôle dans la cité, qu’elle soit un lieu de vivre
ensemble, une sorte de ciment collectif. Et en parallèle, elle doit traiter les problèmes environnementaux et sociaux. À l’époque des corons, dans le Nord, on offrait des logements, on s’attend presque à ce qu’elle remplisse de nouveau
ce rôle social qu’elle a aussi pu jouer à SaintEtienne chez Michelin par exemple. L’entreprise n’est plus un but mais un moyen de se réaliser personnellement. Ce qui est compliqué c’est de combiner les exigences de la performance : faire beaucoup plus que les autres avec beaucoup moins. Pour avoir une entreprise performante, les gens doivent travailler énormément, être les meilleurs, les plus rapides et innovants. À côté de cela il faut qu’ils soient heureux : mais
quelle pression énorme ! À chaque période ses défis. Même s’il y a des progrès considérables
réalisés à tous points de vue depuis les années 1970 ou 1980, les défis sont énormes dans un
monde sous tension. Et les défis, j’ai toujours aimé cela.

Comment on équilibre cela ?
On jongle. On apporte une liberté, un respect absolu, une ouverture à la créativité et aux spécificités. A-t-il ou a-t-elle du talent ? Fait-il, fait-elle son job ? Oui ? Alors il faut lui donner tous les moyens de son émancipation et de sa
promotion, de sa réussite. C’est ainsi qu’ils/elles deviennent des piliers de Publicis.