Apologie du bottom-up en matière de gouvernance

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Quand les experts RH annoncent une stratégie managériale éclairée, dirigeants et salariés adoptent une posture désabusée. L’engagement collaborateur est-il un songe ?

Par CENDRINE GILLIER, , ÉPISTÉMOLOGUE.

L’engagement collaborateur ? Un état des personnes au travail qui favoriserait la performance, l’innovation et la résilience collectives. Une personne est engagée si elle accomplit les missions qui lui sont confiées avec un supplément de créativité qui témoigne de son implication. Dans une entreprise idéale, cet état est instauré et soutenu par un management éclairé, à la fois soucieux des enjeux de productivité et attentif aux personnes. Les chiffres de cette année 2023 sont frappants, et le désengagement est la norme  : selon une enquête menée par l’institut Gallup, seuls 13  % des salariés européens seraient engagés au travail. Ce chiffre tomberait à 7  % pour les salariés français. Une autre enquête réalisée par Les MakersIfop révèle que, parmi les 2  054 salariés français interrogés, 54 % considèrent le travail plus comme une contrainte que comme une source d’épanouissement. Le désengagement au travail est corrélé à davantage d’absentéisme. « Homo œconomicus », une fction ? Que ce soit par conviction humaniste ou par intérêt, les managers sont en général de bonne volonté. Conscients du coût financier du désengagement auquel ils s’efforcent de remédier, ils supportent leur part du coût existentiel lié au travail.

Dans certains cercles, on ne parle qu’à mots couverts de la solitude des dirigeants, entourés d’équipes dont ils ne maîtrisent pas toujours les idiomes et sur lesquels ils ne savent pas s’ils peuvent compter. Dans ce contexte, comment aborder l’engagement collaborateur sans verser dans une simplification illusoire ni céder au fatalisme ? Lorsqu’une douleur est humaine, le remède n’est pas seulement technique. Afin d’évaluer les pratiques managériales contemporaines, il est instructif de revenir sur les présupposés anthropologiques qui les teintent. La fiction utile de l’Homo œconomicus a infusé l’économie classique. Nous serions des agents rationnels, motivés par l’appât du gain et l’évitement de la sanction, capables d’opérer des arbitrages en fonction de l’information disponible. Le travail serait défini comme l’acte de concevoir, exécuter et optimiser des process. L’engagement serait donc la qualité des salariés prêts à s’y consacrer pleinement, quitte à sacrifier d’autres pans de leur vie. D’immenses entreprises se sont appuyées sur ces postulats pour répondre aux enjeux de production de masse mondialisés du XXe   siècle.

Pour autant, qu’en est-il de votre expérience personnelle  ? En matière d’engagement collaborateur, cette fiction est discutable à deux titres. En premier lieu, elle repose sur un biais méthodologique : un collectif est-il seulement la somme des comportements individuels de ses membres ? Dans le paradigme classique, la dimension sociale du travail, pilier de l’expérience collaborateur, est résolue dans la friction et la conciliation des intérêts. En second lieu, la fiction de l’Homo œconomicus indexe la rationalité sur le calcul prudent des intérêts et des pertes. Dans une autre école de pensée, lorsque Aristote énonce que « l’homme est un animal rationnel  », cela n’implique pas  qu’il soit apte à faire des ratios. « Tout homme a par nature le désir de connaître », souligne le philosophe. Et la rationalité serait le moyen privilégié de répondre à ce désir.

Une conversation collective Pour générer de l’engagement collaborateur, identifier les éléments qui réunissent des communautés agissantes est un levier puissant. Comme me le confiait un directeur général  : «  On n’appartient pas à une entreprise, on y adhère. » Que signifie travailler ensemble ? Plus qu’une réflexion, il s’agit de susciter une conversation collective. La gouvernance d’entreprise qui prend appui sur une telle conversation se doit d’aménager des espaces de rencontre. Sans s’épuiser dans la confrontation des intérêts, il s’agit de rendre chacun responsable, à sa mesure, de la pérennité du collectif. J’appelle cette gouvernance bottom-up ou subsidiaire. Elle me semble infiniment désirable pour réunir des conditions de travail qui honorent en chacun de vos collaborateurs sa compétence, son intelligence des situations et son ingéniosité, en leur offrant au travail le lieu privilégié de leur exercice. Que nos belles entreprises, qui sont dirigées par des impératifs de productivité, deviennent tout à la fois des lieux de vie, des lieux de joie, des lieux d’accomplissement collectif. Que nos managers prouvent que le travail n’est pas toujours aliénant, car il peut être un point de repère et un motif de ralliement. l